Découverte de la plus ancienne épinette d’Allemagne

Texte : Wilfried Ulrich

Traduction : René Warny

L’exposition d’épinettes organisée en 2011 au musée Cloppenburg en Allemagne fut pour Wilfried Ulrich, luthier établi à Norden en Frise orientale, la clef de voûte de ses nombreuses années de recherche assidue consacrée à l’épinette, du Moyen Âge au 20ème siècle. Il pensait avoir fait le relevé de toutes les épinettes d’Allemagne. Grande fut sa surprise d’apprendre qu’à Damp, une commune du Schleswig-Holstein en bordure de la mer Baltique, se trouvait une ancienne maison de maître dans laquelle une épinette était incorporée dans le stuc du hall d’entrée.

Lors d’un voyage au Danemark, il fit un saut à Damp en vue d’aller regarder,l’épinette dans cette maison de maître et d’en prendre une photo. A quatre endroits dans le plafond de 6m de haut, le stuc comporte deux figurines en plâtre représentant des jeunes femmes grandeur nature, légèrement vêtues et jouant chacune d’un instrument :harpe et violon, flûte et chalumeau, clairon et chant, timbales et épinette. D’emblée, il constata que les stucateurs n’avaient pas façonné des instruments en plâtre, mais s’étaient servis de véritables instruments. Toutefois en l’occurrence, l’épinette n’est pas posée sur une table comme de coutume, mais jouée en position debout en se servant d’un archet. L’une des extrémités est tenue parla main et l’autre s’appuie sur la poitrine, à l’instar de la viole de gambe.

Langspil

Une description datant de 1976 (*1)énonce d’ailleurs erronément qu’il s’agit d’un langspil islandais. Mais le langspil a une forme beaucoup plus élancée et est toujours joué sur une table ou posé – exceptionnellement -sur les cuisses. De plus, un langspil ne comporte le plus souvent que trois cordes. Le stuc fut réalisé en 1698 par Joseph Mogia et ses collaborateurs, stucateurs du nord de l’Italie. D’ailleurs Mogia n’eût pu soupçonner l’existence du langspil islandais,l’instrument n’étant mentionné pour la première fois que dans un court article publié en 1789. Et plus tard,en 1810,l’écossais Sir George Mackenzie donna une description détaillée de l’instrument dans le compte rendu de son voyage en Islande. (*2).

Les stucateurs italiens se considéraient comme des artistes et étaient dès lors mieux payés que les simples ouvriers du bâtiment. Leur but étant de réaliser une belle statue, ils ne se souciaient guère de la manière dont l’instrument était joué. Des artisans plâtriers n’étaient du reste pas des musiciens et les instruments intégrés dans leur stuc n’avaient d’autre fonction que d’aider à créer un ensemble harmonieux.

Dans les années 1800, les belles jeunes dames de la bourgeoisie aisée étaient représentées avec une lyre-guitare pour montrer qu’elles avaient suivi une formation classique. La posture dans laquelle elles sont montrées ne correspond toutefois pas à la véritable manière de jouer. Dans les représentations moyenâgeuses des chifonies (symphonia)espagnoles ou anglaises, le clavier occupait la totalité de la caisse, ce qui est techniquement impossible dans le cas d’une vielle à roue. Les artistes présentent parfois les objets d’une manière très personnelle, qui ne correspondpas toujours à la réalité !

En examinant attentivement ‘l’épinette de Damp’, on remarque que d’après le nombre de chevilles, l’instrument comptait à l’origine non pas quatre, mais neuf cordes. Le trou de forage de l’une des chevilles manquantes est encore clairement visible. Au niveau du tasseau inférieur, on remarque les entailles laissées par les cordes dans le bois situé derrière le chevalet. Sur la touche se trouvaient deux doubles cordes accordées à l’unisson, l’une près de l’autre. Tous ces éléments permettent de présumer de quelle manière était joué l’instrument : en appuyant le bâtonnet sur la première double corde à l’aide du pouce, on se déplace sur les frettes pour jouer la mélodie. L’index gauche situé sous le pouce permet de garder toujours une distance suffisante entre le bâtonnet et les autres cordes. La seconde double corde résonne par sympathie avec les bourdons.

Il se peut que cette épinette ait été jouée d’une autre manière en utilisant un doigté particulier : la première corde double était pincée avec l’index et/ou le pouce, tandis qu’un autre doigt jouait la tierce d’accompagnement. Il est probable que le musicien tenait une plume d’oie ou un fanon de baleine dans la main droite pour gratter les cordes. La troisième frette est manquante sur la touche, mais les trous dans lesquels elle se trouvait sont encore bien visibles, de même que les marques laissées parles doigts dans le bois de la touche.

La disposition des frettes est assez archaïque, mais est celle utilisée pour toutes les anciennes épinettes. Les distances entre les frettes étaient déterminées en jouant une simple mélodie sur une seule corde. Pour ce faire, un calcul mathématique n’était pas de rigueur. Au Moyen Âge, Guido d’Arezzo avait certes introduit une disposition des frettes pour les monocordes. Et bien que ces intervalles pussent être appliquées à l’épinette, la méthode ne perça pas dans les régions rurales. Sur l’épinette de Damp, la chanterelle à vide correspond à la note de do (solmisation relative) et constitue le début de la gamme. Sur la plupart des épinettes, la tonique se situe à la troisième frette, de sorte que la corde à vide est à la quarte inférieure.

Après ajustement de la luminosité et du contraste de la photo de Wilfried Ulrich, un certain nombre de détails devinrent apparents. La table d’harmonie de l’épinette était endommagée, une partie du bois entre l’ouïe et la caisse était manquante. Le stucateur y colla une bande de lin, mais celle-ci ondule quelque peu sur les côtés, si bien que l’épinette a une forme irrégulière. De plus, l’éclisse s’est défaite, aussi bien à la table d’harmonie qu’au fond de l’instrument. Tout ceci montre que lors de l’application du stuc (vers 1698), les stucateurs italiens se servirent d’une vieille épinette défectueuse, sans cordes, trouvée peut-être par hasard au grenier.Connaissant l’existence du violoncelle, ils doivent avoir pensé : faisons de cette épinette une sorte de violoncelle, avec quatre cordes épaisses et des trous supplémentaires à l’extrémité de l’instrument.

Détail du stuc

Il est toutefois fort difficile de jouer à l’archet sur une épinette qui comporte un grand nombre de cordes reposant sur un chevalet plat, non courbé. Cette manière de jouer ne produit que du grincement, du fait que l’archet ne peut exercer de pression uniforme sur toutes les cordes.

En 1699, un article consacré au jeu de l’épinette à l’archet fut publié en Frise :
« Certains se servent de deux plumes pour jouer/ avec l’une des plumes, ils frottent les cordes / et avec l’autre, ils glissent sur la première corde: d’autres frottent les cordes avec un archet / et avec l’ongle du pouce gauche, ils glissent sur la première corde / et jouent ainsi la mélodie ».(*3)

‘Noardske balke’ (challenge du ‘Koninklijke Noordsche balke Christelijke Zangersbond’, Frise, 1911)
Noordsche balke (Fries Museum, Leeuwarden)

L’appellation utilisée en Frise pour désigner l’épinette – Noordsche Balk -implique qu’il s’agit d’un instrument étroit ayant la forme d’un parallélépipède et comportant peu de cordes. Le plus ancien instrument original date de 1608. Il n’a que 6cm de large et est conservé au Gemeente Museum de La Haye. Les trois cordes peuvent être frottées à l’archet, bien que le chevalet soit plat. Pour ce faire, l’archet frotte surtout la chanterelle en produisant simultanément un accompagnement grave et bourdonnant sur les quelques cordes bourdons. En raison de sa largeur réduite, l’instrument n’est pas facile à jouer! Les versions ultérieures de l’instrument (*4), dont la caisse de résonance n’avait plus de forme parallélépipédique, mais qui gardaient néanmoins l’ancienne

appellation de Noordsche Balk, n’avaient elles aussi que 3 ou 4 cordes.

Noordsche balke (Fries Museum, Leeuwarden)Combien de temps l’épinette défectueuse de Damp passa-t-elle au grenier avant 1698? Combien de temps l’instrument fut-il utilisé avant cette date et agrémenta-t-il la vie des serviteurs et soubrettes lors de la »Dans op de Deel » . Soixante ans ? Peut-être plus ? Une chose est sûre, cette épinette fut fabriquée dans les trente premières années du 17ème siècle. Ce qui implique que l’instrument a environ le même âge que le scheitholt de Michael Praetorius. Le maître de chapelle de Wolfenbüttel fut le premier à décrire la manière de jouer le scheitholt, qui est également valable pour l’épinette.

 

Scheitholt – dans : Praetorius, Syntagma musicum II (1619)

Est-ce donc simplement un hasard que Michael Praetorius ait pu disposer d’un scheitholt et non d’une épinette pour sa description des instruments de musique de son époque ?Est-ce à dire que le scheitholt n’est pas l’ancêtre de toutes les cithares à touche, ainsi qu’il est généralement admis, mais n’en est qu’une variante très banale, un lointain cousin ?En1508, on connaissait déjà l’existence, à Cologne, de l’épinette, qui se jouait avec d’autres instruments dans les processions. Et l’assertion selon laquelle le terme ne se réfèrerait pas à l’instrument à cordes que nous connaissons, mais bien à »l’Hümmelchen »- c’est-à-dire une petite cornemuse –n’a guère de sens, dans la mesure où les cornemuses sont traitées séparément dans le texte. Il n’existe d’ailleurs pas de cornemuses qui sont appelées ‘Hummel’. Une gravure sur bois réalisée à Augsburget datant de 1516(*5) montre de bien plus beaux instruments que le scheitholt qui est représenté chez Praetorius. Ces instruments sont toutefois qualifiés de monocordes.

Monocordes- dans:Musicae Rudimenta, Augsburg1516, Bayr. StaatsbibliothekL a plus ancienne langeleik(épinette norvégienne) date de 1524et est même encore en état de jouer(propriété privée).

 

Anges jouant sur un langeleik et un cor. Fresque dans la chapelle de l’église de Rynkebyau Danemark, datant de 1560

 

Bien que Praetorius classât le scheitholt parmi les instruments de mendiants, la famille noble von Ahlefeldtde Gut Damp réserva à l’épinette une place de choix dans le hall d’entrée de leur maison, anoblissant ainsi l’instrument. L’épinette servait-elle uniquement à agrémenter la vie des serviteurs et soubrettes ou était-elle aussi jouée parla bourgeois pendant ses loisirs ?Margaretha von Ahlefeldt (1613/4-1681) ou une de ses filles jouait-elle de cette épinette, un peu comme la reine de France et ses filles qui jouaient de la vielle à roue ?Bendix von Ahlefeldt n’aurait jamais donné de place à un instrument de mendiant dans le hall de sa maison, à côté de tous les instruments éminents de son époque.

Outre les 8 musiciennes occupant le haut du hall d’entrée, deux autres figurines féminines allégoriques portant des banderoles à légende se trouvent à côté de l’escalier. Sur la première banderole, on peut lire que la concomitance des différents instruments de cet orchestre égaie les auditeurs. Laseconde banderole porte les mots suivants: „MUSARUM NUTRIX PAX OPTIMA EST RERUM“(la paix, le bien suprême, est le meilleur aliment des muses). Pas mal comme slogan,même pour notre époque actuelle!

Benedikt von Ahlefeldt (1679-1757)

A présent, il convient de recevoir l’autorisation de mesurer rigoureusement l’instrument pour pouvoir en réaliser une copie. WilfriedUlrich est curieux d’entendre le son de la copie.
En 1656, Hinrich von Ahlefeldt (1592-1674) devint propriétaire de Gut Damp.
En 1646, il épousa Margaretha von Ahlefeldt (1613/4-1681), née von Ahlefeldt.
En 1678, Bendix von Ahlefeldt devint propriétaire.

Il est possible que Margaretha von Ahlefeldt ou une de ses filles fût la joueuse d’épinette représentée.

Le comte de Reventlow fut propriétaire de Gut Damp jusqu’à sa mort en octobre 2013. Jusqu’à présent, Wilfried Ulrich n’a pas encore eu l’occasion de prendre des mesures précises de l’épinette de Damp.

Le livre „Die Hummel –Geschichte eines Volksinstrumentes vom Mittelalterbis zum 20. Jh.“peut-être commandé chez lui. (18,- €, version anglaise 22,- €, +frais de port)

www.ulrich-instrumente.de
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(*1) Stocks / Schütz, Adeliges Gut Damp,München +Zürich, 1976
(*2) SirG.Mackenzie, Travels in the IslandofIcelandDuringthe Summerofthe yearMDCCCX(1810), In: www.musik.is/Paelingin/Langspil_and_Icelandic_Fidla.pdf(Sept. 2013)(*3) Claas Douwes: Grondig ondersoekvan de toonen dermusijk(1699) ,HoofdstukXIV, Van Noordsche Balken.
(*4) Instrumente im Fries Museum, Leeuwarden und Museum W. van Haaren, Heerenveen
(*5) Johannes Aventinus, Musicae Rudimenta, Augsburg 1516, Bayr.Staatsbibliothek, München, Sig.: 4  Mus.  Th. 44

 

 

Complément : Un autre stuc représentant une ancienne épinette se trouve à Ratzeburg, dans l’ancienne résidence d’été du duc de Mecklenburg (Adolph Friedrich IV. von Mecklenburg-Strelitz). Sa présence à cet endroit montre que la noblesse du Schleswig-Holstein ne considérait pas l’épinette comme un instrument de mendiant. L’ancien château de 1660 fut démoli en 1764 et remplacé par une prestigieuse nouvelle demeure. Dans l’imposante salle rococo se trouvent des représentations de divers instruments de musique. L’une d’elles montre une épinette et une cornemuse. Stuc au château de Ratzeburg L’ouïe de l’épinette n’étant rien de plus qu’une simple encoche dans le plâtre et la touche et la disposition des frettes étant pourle moins singulière, il se pourrait que l’instrument fût purement décoratif. Lors d’un prochain voyage dans le Schleswig-Holstein, Ulrich effectuera une mensuration précise de cette épinette.

Stuc au château de Ratzeburg

Texte : Wilfried Ulrich
Traduction : René Warny

 

(Texte paru dans les numéros du Canard Folk de janvier, février et mars 2015)