Interview : Ariane Cohen-Adad (violon, alto, chant)
par e-mail le 8/11

Q : Que signifie le nom du groupe ? Et pourquoi avoir choisi l’île Ellis à New York comme titre de l’album : serait-ce un message d’espoir envoyé à tous les immigrés du monde ?

R : Szabadsag (se prononce sa-bad-chague) est un mot hongrois qui signifie Liberté. Bien que ce ne soit pas le plus simple à prononcer, il rassemble à lui seul plusieurs éléments qui reflètent notre musique mais aussi qui nous sommes. Un des ponts emblématiques de Budapest s’appelle le pont de la liberté. Budapest est une ville de mémoire incontournable au regard de l’histoire et le pont est le symbole par excellence de ce qui relie. Que ce soit les peuples, les cultures, les époques…c’est un lieu de passage.

De plus Jefferson est en partie d’origine hongroise de par sa grand-mère maternelle et je suis de filiation juive Sépharade de par mon père. Tous ces éléments se retrouvent dans le nom de notre duo et sont véhiculés
par notre musique.

Ellis Island était une des principales portes d’entrée de l’Amérique pour les migrants venus des quatre coins d’Europe entre 1892 et 1954. Beaucoup de juifs de Russie et d’Autriche-Hongrie sont passés là, mais aussi des irlandais, allemands, polonais, arméniens, grecs, turcs, italiens du Sud. Un vrai melting-pot de cultures et de langues a fait résonner les murs de ce lieu de transit. Ellis Island était surnommé l’île aux larmes, jouxtant la statue de la liberté, elle symbolisait à la fois l’espoir d’une vie nouvelle à venir et l’horreur du monde d’avant qui a forcé à l’exil et au non-retour. C’est un entre-deux, un monde entre les mondes, un temps présent entre passé et avenir, ni vraiment sur la mer, ni vraiment sur la terre.

Pour nous c’est un pan de l’histoire qu’il ne faut pas oublier aujourd’hui, qui éclaire et rappelle que l’humanité vit à travers la migration depuis son origine. Un message d’espoir et d’accueil pour tous les peuples quels qu’ils soient.

Q : On vous sait spécialisés en Europe de l’est, klezmer ou non, et voilà que votre album débute par un « standard » du bluegrass …

R : Nous avons deux parcours musicaux très différents. J’ai fait le conservatoire et me suis spécialisée dans la musique Klezmer et des Balkans. Jefferson a débuté avec la musique Bluegrass de manière quasi autodidacte. Le morceau d’ouverture de l’album « Old Dangerfield » a été composé par le père du Bluegrass Bill Monroe. Nous l’avons revisité en mariant nos influences respectives pour en faire une version très personnelle qui raconte une histoire en lien avec l’exil et l’établissement dans un monde nouveau alors que l’on porte une culture d’ailleurs. Les musiques se sont toujours influencées les unes les autres au fil des mouvements de populations. C’est ce processus qui est à l’œuvre à l’échelle de notre rencontre et nous prenons beaucoup de plaisir à partager nos expériences et à imaginer comment mêler nos styles au service de l’émotion.

Q : Y a-t-il des morceaux dansables dans votre répertoire ? Si oui, avez-vous envisagé des prestations mi-concert, mi-bal ?

R : Le Bluegrass n’a pas de tradition de danse à proprement parlé. Il est en ce sens très différent de la country, qui est un style plus populaire et commercial, où se pratique notamment le square dance.

Cependant les morceaux du répertoire klezmer sont très fortement connectés à la danse. J’ai beaucoup joué ce répertoire pour le bal avec un.e maître à danser lorsque j’étais en France. La musique prend un sens et une dimension incroyables quand les pas des danseurs scandent le rythme sur le parquet et qu’une joie extatique émane et nous relie tous. Dans le duo, nous nous inspirons de ces « grooves », mais nous arrangeons les morceaux pour le concert d’écoute. La formule pour un bal serait à aménager autrement, ce qui n’est pas inenvisageable à l’avenir.

Q : 0n remarque plusieurs moments de type «improvisation ». Comment abordez-vous cette pratique dans le duo ?

R : L’improvisation est un vaste champ d’expression. C’est aussi un temps donné à la parole du soliste pour exprimer sa singularité. Chaque style possède ses codes intrinsèques pour   l’improvisation, que ce soit les taksim, les doinas, l’ornementation et les variations, les solos sur grilles ou l’improvisation libre… Le bluegrass, par exemple, possède une grille d’harmonie relativement basique où l’improvisation et la virtuosité jouent un rôle prédominant. Dans le klezmer, l’accent est mis sur la variation de type ornementale autour d’une mélodie et à travers la doïna qui est un morceau non mesuré très libre où le soliste enchaîne des formules mélodiques virtuoses sur un bourdon qui suit une progression harmonique lente.

Pour nous c’est un moment de liberté, tantôt dans les canons stylistiques, plus souvent avec l’inspiration du moment et parfois à cheval entre plusieurs styles. Finalement ce type d’improvisation peut être perçu comme une synthèse personnelle ou un langage propre qui ne se revendique plus vraiment d’une esthétique.

Photo: François Roland

Q : La mandoline de Jefferson n’a pas du tout le même aspect que les mandolines habituelles de nos régions. En joue-t-on de la même manière, dans les mêmes répertoires ? La différence tient-elle principalement à la puissance sonore de l’instrument ?

R: La mandoline américaine est sensiblement différente de la mandoline dite classique telle qu’on la rencontre en Italie par exemple. Les seuls points communs sont le nombre de cordes (8), l’accordage et la touche de l’instrument. La forme, la construction, le son et les caractéristiques techniques sont pensés pour jouer des musiques nécessitant plus de volume sonore et de polyvalence. La table est voûtée comme sur une guitare Jazz ce qui permet de monter un tirant de cordes nettement supérieur et donc de délivrer plus de puissance. Un plectre est utilisé mais les techniques pour attaquer les cordes sont multiples.

Q : Comment subissez-vous les restrictions actuelles dues à la situation sanitaire ? Est-ce zéro activité, ou avez-vous peut-être développé des activités online, ou composé davantage ?

R: De nombreux concerts se sont annulés et il est vraiment difficile de se faire programmer actuellement. Les perspectives sont donc très floues et peuvent être inquiétantes. Mais nous avons choisi de continuer à créer, à avancer et à investir pour notre projet. Nous avons d’ailleurs réalisé notre album pendant le premier confinement et celui-ci est sorti début octobre. C’est un positionnement qui semble parfois risqué, surtout quand on doit investir de l’argent, mais qui est très gratifiant quand on se rend compte que d’autres chemins existent et que le soutien des proches et des personnes qui aiment notre musique s’affirme avec force. Pour l’heure, nos activités online sont limitées car ce n’est pas notre media de prédilection, mais nous pensons à tourner un nouveau clip et également des vidéos ponctuelles pour maintenir une relation de partage avec le public.

 


 

Szabadsag : Ellis Island

Un duo avec un nom typiquement est-européen choisit une île de New York (porte de l’immigration)comme titre de son cd et, devant 12 suites d’airs est-européens ou de leur cru, choisit “Old Dangerfield”, un très chouette standard bluegrass (de Bill Monroe) en tête de liste. Pour brouiller les pistes ? Non, pas vraiment : il s’agit de symboliser la Liberté, comme dans leur musique où traditionnels klezmer, bulgares et hongrois (dont un air du 13ème) côtoient leurs compositions, où le respect de structures musicales peut laisser place à des passages improvisés.
Tel est le cas de la “Magyar Tánc”, une danse du 13ème joyeuse, rendue sensuelle par les accents de l’alto, accompagnée de sobres feux d’artifice (c’est Stephan Pougin, invité aux percussions) et avec un moment improvisé assez discret, sans compter les descentes joliment tournoyantes de l’alto à l’approche de la fin du morceau. On relève dans les arrangements de “Monastir” une belle panoplie d’ambiances qui s’enchaînent. Et “Panik Balkanik” le bien nommé est un genre de folk-rock qui met toute la sauce sur le côté rock tout en oscillant vers le trad balkanique. Arrêtons-nous là et résumons : le duo formé d’Ariane Cohen-Adad (violon, alto, chant) et Jefferson Louvat (mandoline, mandole, mandoloncelle, chant) a mis au point toute une série de constructions qui laissent passer l’air en toutes directions, et ils en profitent … en toute liberté !

Contact : www.szabadsag be. L’album est disponible via szabadsag.info@gmail.com ou via www.xangomusic.com.

Marc Bauduin

(article paru dans le Canard Folk de décembre 2020)