Bandes de violons

Les “bandes” de violons en Europe : Cinq siècles de transferts culturels par Luc Charles-Dominique (éd. Brepols Publishers, Turnhout 2018, 676 pp., 104 ill., www.brepols.net)

 

Avertissement : ce compte-rendu est 300 fois plus court que ce volumineux bouquin. C’est donc forcément l’expression de ma vue sur la plupart des points importants, au risque de légèrement déformer, ou en tout cas simplifier, la pensée de l’auteur. De plus, j’y ai ajouté quelques brefs commentaires personnels entre crochets []. Les citations, elles, figurent entre guillemets, comme il se doit.
Marc Bauduin

 

676 pages écrites par un ethnomusicologue : pareille brique ne se lit bien sûr pas comme un roman. On jette d’abord un coup d’oeil sur la table des matières, histoire d’essayer de voir quels chapitres nous semblent les plus intéressants. Surtout, on se rend compte que l’introduction fait 20 pages : c’est du costaud, on se lance.

L’auteur, ethnomusicologue, joue lui-même du violon et se dit “musicien traditionnel”. Amateur de musique tsigane, plongé depuis quarante ans dans l’étude des anciens ménétriers français, il a cherché à décrire les transferts culturels entre les bandes ménétrières (de violons principalement, parfois aussi d’autres instruments comme les hautbois) et les bandes tsiganes d’Europe centrale, durant une période d’environ cinq siècles – la présence tsigane y est en effet avérée depuis cinq à six siècles.

Vu que les musiciens tsiganes ont la réputation de s’imprégner des musiques et traditions locales [au point d’en devenir parfois les gardiens], on peut espérer retrouver d’anciens principes musicaux dans leur pratique actuelle. On pourrait alors les comparer avec les rares régions d’Europe occidentale où des “bandes” ont survécu jusqu’au début du 20è siècle (l’auteur cite Hubert Boone et Wim Bosmans concernant la Campine), ou même survivent encore actuellement (Italie du nord).

C’est ainsi que les contretemps et l’improvisation sont discutés en détail vers la fin de l’ouvrage.

Si l’on s’intéresse aux manuscrits de nos régions depuis le 18è jusqu’au début du 20è, on y trouve pourtant peu d’accompagnements en contretemps, soit qu’ils ne contiennent qu’une seule voix (celle du dessus, la mélodie), soit que l’accompagnement soit plutôt homorythmique. Une exception : des manuscrits de Campine méridionale montrent un emploi massif des contretemps dans l’accompagnement au violon. Dans le canton suisse d’Appenzell, c’est le violoncelle qui se charge des contretemps, généralement en doubles cordes. Et en Italie, c’est la guitare (ou mandoline) et la basse qui s’en chargent. Peut-on en conclure pour autant que les anciens ménétriers européens utilisaient des contretemps dans des “parties intermédiaires” (entre la voix du dessus et la basse) ? “Nous sommes fort peu renseignés” écrit l’auteur, c’est “fort possible”, “De la sorte, le remplissage aurait été à la fois vertical et horizontal, l’un n’allant pas sans l’autre”.

Le remplissage horizontal (dans le temps qui s’écoule), c’est l’ajout dans les parties intermédiaires de notes sur des temps faibles ou lorsque la voix du dessus produit des notes tenues ou des silences. Le remplissage vertical pourrait être de l’harmonie, mais c’est une autre paire de manches qui peut pousser des musiciens académiques à se boucher les oreilles ! Les frottements (ils mettent en relief la voix soliste), l’ambiguïté majeur-mineur, les modulations dans des tons imprévisibles et, chez les Tsiganes actuels, l’utilisation d’un bourdon et l’accompagnement systématique de mélodies en mineur par des accords majeurs : il y a là plusieurs étrangetés qui participent au remplissage. Si l’on ajoute que les “parties intermédiaires” aussi appelées “parties de remplissage” ne sont généralement pas écrites, on comprend qu’elles sont l’objet d’improvisations tout en ne nuisant pas à l’équilibre global – en particulier, dans le cas de musiques pour la danse, elles ne pourraient être que des variations.

Il nous reste à parler des transferts culturels, leurs protagonistes et leur déroulement, qui sont l’objet principal de l’étude. En commençant par lister quelques difficultés : tout d’abord le débat sur l’origine indienne ou européenne des Tsiganes; le désintérêt d’une série de chercheurs pour les Tsiganes et pour les migrations, ce dernier point étant en outre un thème de recherche récent; le faible nombre d’études sur la musique dans le théâtre de foire en province; le fait que les musicologues se soucient peu des strates musicales populaires, a fortiori marginales; et la nécessité d’avoir des équipes pluridisciplinaires pour faire progresser nos connaissances qui restent embryonnaires.

Les deux premiers chapitres sont consacrés à l’identification des Tsiganes dans une histoire des grandes migrations. C’est qu’on confond souvent Tsiganes, Roms, Bohémiens, gens du voyage … au point que, malheureusement, des critères morphologiques peuvent entrer en ligne de compte pour les différencier, et même aussi la délinquance des jeunes dans les marchés !

Une notion intéressante est le vagabondage, qui depuis le 14è jusqu’au code pénal de 1810, est lié au refus de se réinsérer par le travail; l’équivalent administratif des vagabonds étrangers étant les nomades, entre autres les forains, les colporteurs, les artistes ambulants … qui ont en France un “carnet anthropométrique” au lieu d’une carte d’identité. Cela montre bien la marginalisation des nomades, tsiganes ou non.

Parmi les vagabonds se trouvent donc des musiciens. En fait, c’est dans l’Europe entière qu’on assiste à une répression du vagabondage avec des peines de prison, de bannissement, de déportation, des condamnations à mort ou aux galères. Parmi les galériens se trouvent donc des musiciens ! Joueurs de hautbois ou de violon, ils jouent notamment lorsqu’on fait visiter les galères à quai en hiver, ou pour le carnaval.

Et pourtant, dans toute l’Europe au 16è, au 17è et au delà, des nobles protègent des Tsiganes spécialistes du travail du métal et des chevaux. Des Tsiganes musiciens, parfois un orchestre entier, peuvent être soldats. Ils peuvent être à la fois maîtres d’armes et maîtres à danser pour les jeunes nobles. On a retrouvé des descriptions (du 17è) de Bohémiens “dansant merveilleusement les menuets et les passepieds”. Et fin 17è à Bourges, un contrat d’association de ménétriers, maîtres à danser et maîtres d’armes, qui lie 11 membres pouvant être polyvalents.

Mais comment Tsiganes et non-Tsiganes se rencontrent-ils et procèdent-ils à des échanges culturels ?

Tout d’abord dans les foires et marchés, pour lesquels des statistiques avant fin 18è manquent. L’auteur décrit les différents acteurs du commerce de foire, fait remarquer qu’on y voit “une immense et permanente circulation d’instruments de musique” (bien plus que les productions locales), et présente les corps de métier responsables de la fabrication de tel instrument ou de ses accessoires, ou encore de leur décoration. On apprend ainsi qu’au 16è, Anvers était un grand centre d’exportation / importation d’objets artistiques.

Le théâtre de foire et des boulevards, avec ses nombreux métiers, est l’objet d’une forte présence musicale, comme en attestent des rapports de police à partir du début du 18è. Peu à peu, les violons apparaissent dans de véritables bandes; les artistes étrangers sont nombreux, d’où l’aspect interculturel. Les tsiganes sont au cœur de la foire, dans une série de rôles qui sont passés en revue par l’auteur, qui décrit ensuite quelques instruments comme le tympanon (cymbalum portable).

On bute alors sur un obstacle : le faible nombre d’études sur les bandes de violons d’Europe centrale, qui de plus sont parfois contradictoires. On ne sait pas quand et comment ces bandes sont passées de l’Europe de l’ouest à celle de l’est. L’auteur va tenter de démêler cet écheveau et va utiliser des éléments constitutifs des bandes (les instruments, leur tenue, l’architecture polyphonique, l’organisation rythmique) pour étayer l’hypothèse des transferts culturels.

Nous notons avec intérêt que “la pratique violonistique en bandes se situe presque entièrement au sein de la musique ménétrière”, et qu’elle est présente dans toutes les régions françaises, surtout au 18è. La taille des bandes augmente, d’où l’apparition d’une musique complexe à 5 voix. “Le violon seul ou en bandes a toujours été étroitement lié à la danse”, même s’il “a connu dans certains pays une tradition religieuse”.

A propos de la tenue du violon contre la poitrine, l’auteur y voit “une forme d’archaïsme et la volonté de se distinguer du jeu savant”, de s’inspirer du jeu “des ménétriers nés au début du 20è, collectés dans les années 70 et 80, et qui ont servi de référents aux pionniers du folk revival”.

Concernant la conduite harmonique, “il semble qu’il y ait chez les ménétriers une véritable esthétique de la dissonance”. Est-ce l’image du violoneux qui joue nécessairement faux sur son crin-crin ? Pas vraiment : les échelles mélodiques ne sont pas tempérées, mais il y a aussi une volonté d’efficacité sonore. La main gauche du violoneux peut ainsi servir la rythmique et les dissonances, tout comme la main gauche “de certains ménétriers accordéonistes, notamment diatoniques, collectés en France dans les années 70 et 80″. [Nous pensons aussi au mélodéon cajun.]

Et puis, et puis … il y aurait encore tellement de choses à dire de cet ouvrage ! L’origine de certains instruments, l’influence des masses de migrants et de voyageurs, la disparition des bandes de violons en France au 18è, la possible conservation de principes musicaux à travers les fait que, dans cette étude comme dans tant d’autres, un certain nombre d’hypothèses restent des hypothèses. C’est inhérent à l’histoire, comme à toutes les sciences humaines et sociales (et même les sciences dites «dures»).

On n’est jamais sûr de ce que l’on écrit. On ne connaît pas le dix-milliardième de ce qui s’est réellement passé et à aucun moment, un historien ne peut émettre des avis qui apparaîtraient comme définitifs et assurés.

Ce n’est pas une clause de style académique ni une incapacité du chercheur. “Entre mon livre sur les ménétriers français publié en 1994 et celui que je prépare, ma documentation s’est accrue dans des proportions absolument considérables, ce qui m’a amené à modifier ma vision et mes propos sur un certain nombre de points.” Donc, la prudence est et doit rester de mise.

L’auteur a commencé ses recherches sur ce sujet vers la fin des années 70, par la découverte inopinée du parchemin des statuts corporatifs des ménétriers toulousains. Lui-même “musicien traditionnel” (violoniste), il semble avoir été atteint par un bon virus qui ne le lâche plus : il est en train de travailler à la réécriture d’une grande histoire des musiques populaires de France, un ouvrage qui ne pourrait être que très volumineux.

Marc Bauduin

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Concernant la notion de « ménétrier » et les incertitudes qui planent encore sur ce type de personnage

“Si j’utilise ce terme pour ce qui concerne la France, c’est qu’il est le premier apparu (« ménestrel ») au 13e et 14e siècles, le dernier utilisé (dans les années 1970 et 1980 dans certaines de nos enquêtes), même s’il a été évincé aux 16e et 17e siècles par « joueurs d’instruments », sans jamais disparaître toutefois.

Personnellement, ce choix pour ce terme générique (même si je n’occulte jamais les autres termes) provient de ce que « ménétrier », de par sa racine latine, signifie « celui qui est au service de ». Cette mise à disposition d’autrui, qui se lit dans la participation multi-séculaire de ces musiciens à la ritualisation de leur société, est de mon point de vue, vraiment ce qui les caractérise et les différencie des autres musiciens.

Quant à définir précisément ces musiciens une bonne fois pour toutes de façon univoque, je suis au regret de constater que c’est impossible.

Les études approfondies dans les archives montrent qu’ils apprennent dans toutes sortes de conditions, à tous âges, qu’ils jouent des instruments très diversifiés, même parfois ceux qui n’appartiennent pas du tout à la sphère des musiques dites traditionnelles et populaires, qu’ils ont tous les types de statuts socio-économiques, qu’ils connaissent tous les modes d’organisation «professionnelle» ou de non-organisation, etc.

Donc là aussi, plus la recherche avancera, plus la vision d’un paysage bigarré s’imposera.

Et s’il reste du « pain sur la planche », c’est plutôt pour faire avancer la connaissance locale et parfois hyper locale que pour tenter de brosser un portrait uniforme qui ne correspond à aucune réalité.”

Luc Charles-Dominique

 

[En pensant à la Wallonie, et tout particulièrement à la liste de “musiciens traditionnels” sur le site du Canard Folk qui mériterait d’être précisée : lorsqu’on emploie un de ces termes comme “ménétrier” (ou “mestré” en wallon), “djoweu d’danses”, “musicien traditionnel”, il faudrait quand même pouvoir expliquer ce qu’on entend par là. Par exemple, accepte-t-on n’importe quel instrument ? Le musicien doit-il avoir appris d’oreille ? Doit-il avoir commencé à jouer au plus tard à telle époque ? Et cœtera … Il y a certes encore du pain sur la planche ! ]

(article paru dans le Canard Folk de septembre 2021)