Depuis déjà quelques décennies, la musique traditionnelle a peu à peu repris sa place dans notre quotidien, que ce soit pour l’écoute, par plaisir ou pour la pratique des divers instruments et répertoires, locaux aussi bien qu’ «exotiques»… le style irlandais n’est certes plus un « monopole » des seuls musiciens irlandais et après s’être tournés vers les compositions et traditions nordiques, nos praticiens professionnels tout autant qu’amateurs redécouvrent peu à peu les influences de l’est ainsi que de la méditerranée… c’est un enrichissement, une démarche positive. Toutefois, il faut bien constater que cette « redécouverte » actuelle s’accompagne d’une « course à la virtuosité» qui, pour être souvent synonyme de qualité musicale, et l’est quelquefois en toute légitimité, prend aussi trop systématiquement le pas, au nom de la « maîtrise », sur l’expression du style, de la beauté, de la sonorité…

C’est un état d’esprit, car nos régions, durant des décennies, ont été « coupées » de ces racines et on les redécouvre à présent à travers les médias, donc quelque peu « tronquées ». L’enthousiasme des débuts cède peu à peu le pas à une forme d’uniformisation dans la recherche de la performance (ce nouveau « mal du siècle » … ), de la compétition. En fait, « qualité musicale » ne rime pas forcément avec « virtuosité » (grande ou petite) mal comprise, telle qu’on l’entend par ici, c’est à dire avec l’expression d’un « égo » avide de reconnaissance au plus haut niveau et jamais rassasié ni non plus nécessairement avec extrême rapidité d’exécution au détriment du reste…

Il faut viser d’abord et ensuite constamment à l’ « harmonie ». C’est toujours profitable… et on évite d’y laisser ses « dernières plumes » en se décourageant.

Pour avoir beaucoup fréquenté les musiciens professionnels hongrois, roumains, moldaves, réputés pour leur « ardeur » à l’ouvrage et y avoir fait « mes écoles musicales» auprès de quelques « Maîtres » du cru, je me suis rendu compte que le travail d’un style peut prendre des années, sinon toute une vie. Il y a les finesses qui font souvent défaut lorsque l’on veut « aller trop vite » en besogne. Ainsi, tout morceau rapide se doit d’être parallèlement travaillé en finesse, lentement pour placer chaque note avec le maximum de précision, pour maintenir la qualité de la sonorité, que ce soit d’une flûte, d’un violon, d’une clarinette… il importe que, même exécutée vite, une mélodie dégage du lyrisme, que les accents s’y trouvent au bon endroit, ce qui est difficile et nécessite un travail d’écoute préalable et de réelle imprégnation pour mieux « sentir », pour jouer juste dans tous les sens du terme. Le mieux étant bien entendu l’immersion complète, comme quand on étudie une langue… c’est exactement pareil. Une assimilation du style, de la précision, des ornementations, de l’accentuation correcte demande un travail permanent, une lente progression.

C’est en fait cette lenteur, pratiquée à domicile par les plus grands « vrais virtuoses », qui leur permet de garantir lors des interprétations publiques endiablées, la qualité d exécution. Tout doit alors s’y retrouver, ou à peu près, en plus « concentré », en « ramassé » pour produire finalement un « effet de relief » grâce aux « doubles coups d’archets », aux fameux « coups de langue » ou de respiration placés exactement où il convient … et chaque nouveau morceau nécessite le même type de travail, tout en subtilité, comme une dentelle de perles qui s’ajustent tout naturellement ! Certains morceaux demandent des années de travail pour être vraiment bien exécutés… et chaque chose vient en son temps. La virtuosité aussi…

A défaut de s’atteler suffisamment à cette nécessité, on risque de tomber dans un « mécanisme d’horloge », bien huilé, performant, mais sans vrai caractère, vide de sens. Et c’est pourtant bien là qu’est la différence entre ceux qui, trop pressés, se réclament en vain et trop tôt de la « grande maîtrise » et ceux qui réellement insufflent à la musique leur style personnel qui est indispensable, pour maintenir et développer aussi la qualité d’écoute… il n’y a dans la musique aucun autre secret et comme disait je ne sais plus trop qui « cent fois sur le métier repolis ton ouvrage ». Toute une philosophie, qui a bien fait ses preuves ; c’est le prix à payer pour « gagner son plaisir »… la part du don y a son importance, bien sûr, mais aussi, en toute humilité, la soumission au labeur préalable à toute exécution. Par conséquent au temps…

La musique n’est pas une autoroute et au fond peu importe la « vitesse de croisière » car ce qui compte avant tout, c’est la qualité, le « senti » … Jamais la performance ou la course pour elle-même, qui confine alors à l’agressivité et devient l’expression d’un « mal-être » social… Les émotions fortes n’ont jamais qu’une durée fort brève : ce sont des illusions. Il faut aussi penser au reste… et il est important chaque jour de travailler un « répertoire » qui rassemble, en plusieurs pièces musicales variées, tous les aspects du style et si possible des possibilités de l’instrument qui « va avec » ; c’est comme ça qu’on garde le niveau et qu’on l’améliore, peu à peu… d’ailleurs, on n’a jamais fini et c’est tant mieux ! Le même geste répété dix mille fois mène vers la perfection ; même s’il est fatiguant, c’est le chemin qui compte … et qui est important pour que « musiques traditionnelles » ne rime pas uniquement avec « phénomène de mode passager », pour aussi bien connaître et pouvoir conserver ce qu’il y a à transmettre. Donc il faut toujours bien distinguer l’essentiel de l’accessoire et faire la part des choses.

La musique traditionnelle, par essence, est un art collectif, une forme de langage à la limite de l’artisanat . Ni rugby ni théâtre, toute maîtrise réelle et bien comprise mène nécessairement à une forme de sagesse et de simplicité. Tôt ou tard, ça n’a pas d’importance, l’essentiel étant d’y arriver, chacun à sa manière. Là comme ailleurs, comparaison n’est pas raison ; chaque peuple et chaque individu a son tempérament, son rythme propre qui doit bien s’exprimer, mais la base est la même et si la forme revêt une importance, lorsqu’elle se traduit au détriment du « fond », c’est voué à l’échec d’une manière ou d’une autre … tout se fait par étapes successives, des sortes de paliers de « maturation de l’acquis » avant d’aller plus loin, car là aussi nécessité fait loi. Surtout ne pas oublier qu’au départ la matière c’est le son, la sonorité plus que les « cabrioles ».

Sur cette base sonore fondamentale, on doit « travailler à l’ancienne» comme sur un « levain »; on articule mieux et on comprend bien mieux le reste, qui vient en temps utile si on en est conscient et prend alors seulement sa signification. Soit le rôle de l’ornementation. Donc pour un « échauffement », mieux vaut toujours mieux aller « lentement », au départ, puis au fur et à mesure augmenter la cadence, sans brûler les étapes et « respecter le rythme » évidemment, mais c’est une « autre histoire »… par après seulement on pourra, une fois maîtrisés les principes de base (sonorité, justesse, rythme, tempo), passer aux étapes ultérieures (legatos, vibratos, staccatos simples, doubles ou triples … ), pour en arriver finalement sur les morceaux avec lesquels on s’est bien familiarisé aux finesses ultimes que sont les fameux « retournements de notes », les remplacements de certaines notes par d’autres plus choisies, lors par exemple d’un second « passage » de la même figure pour en faire une variante, ce qui est toléré dans beaucoup de musiques« trad » et concourt à la création d’un style personnel. Veiller surtout à l’accentuation correcte…

Il faut surtout de la patience, de la ténacité. C’est la meilleure recette et alterner toujours lenteur avec rapidité, même en concert, pour ne rien perdre et ne pas se lasser ni lasser l’auditoire. Ménager des contrastes, du « clair-obscur », comme en photographie. La richesse est bien dans la diversité, dans l’alternance des morceaux lents évocateurs et des autres, rapides et gais. C’est valable pour à peu près chaque style de musique bien compris et pratiqué dans tout son éventail de possibilités. Et même en « mélangeant » ou alternant les styles c’est valable aussi. La performance technique, aussi impressionnante soit-elle, n’a qu’un temps limité, finit par ennuyer… elle est aussi à la portée de tout qui s’y attelle avec assiduité et n’a dès lors plus rien d’exceptionnel. Par contre, la beauté compte aussi: elle correspond davantage à une notion de partage, de communication et d’expression personnelle ! Le meilleur musicien n’est pas nécessairement le plus rapide technicien ; il reste les nuances et la subtilité de l’interprétation…

La sensibilité est un terrain fondamental et essentiel de l’art. Son « âme » en quelque sorte…

Et c’est cette sensibilité qui donne sa dimension réelle à une œuvre, que ce soit pour la création ou l’interprétation et en détermine la réelle qualité, autant sinon davantage que la pure « technique ». Soit la technique au service de la sensibilité et non l’inverse, comme on le voit souvent, constitue alors une « clef » d’ouverture à la compréhension, une condition nécessaire à une pratique musicale bien plus épanouie et beaucoup moins stressante, à un rapport humain plus « fraternel » aussi et moins décourageant… d’où sans doute l’intérêt croissant pour des musiques et instruments qui sont à l’origine de notre évolution.

Tout ça, c’est beaucoup de travail, mais comme disent les proverbes « il n’est jamais trop tard pour bien faire » et « il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer » … On évolue toujours par « remises en question » successives et puis aussi avec une technique minimum correcte à défaut d’excellente, il y a tout de même moyen de faire des « chefs d’oeuvre de sagesse », ce qui n’a rien de « honteux », bien au contraire car la beauté n’est pas nécessairement dans la performance pure et par trop « réductrice »…

Pensez-y et bonne musique, en toute simplicité…

J-L. Schmit

(article paru dans le Canard Folk en mai 2001)