Danse et littérature
Extrait du très beau « Pour seul cortège  » de Laurent GAUDE (Actes Sud, 2012).

L’auteur évoque avec fougue et poésie la mort d’Alexandre, les conflits autour de sa succession…et de sa dépouille (qui ne fut jamais retrouvée !). Une jeune
femme de sang royal est chargée d’accompagner le cortège funèbre…
« Le devoir et l’ambition, l’amour et la fidélité, le deuil et l’errance mènent les personnages vers l’ivresse d’une dernière chevauchée  » (point de vue des éditeurs).
Avec cette magnifique écriture qui caractérise Laurent GAUDE.
Malou Carels

 

Alexandre tourne avec fièvre, la tête en arrière, bouche ouverte vers le ciel. Il est bien. Il sait qu’il ne devrait pas s’épuiser ainsi, il sent que son corps n’en a pas la force mais il le fait avec ivresse, « C’est la dernière fois », pense-t-il. Il danse avec rage. Il voit à nouveau des visages autour de lui mais ce ne sont plus les mêmes que tout à l’heure, ce sont ses camarades morts.

Héphaistion est là qui frappe dans ses mains avec vigueur pour battre le rythme, Héphaistion qu’il a pleuré pendant trois jours et trois nuits, le seul à lui ressembler véritablement, le seul qui aurait pu lui succéder. Il continue à tourner sur lui-même au rythme de la musique. Il est faible, il le sent. Si la musique ne le portait pas, il s’écroulerait mais il veut danser encore pour tout oublier.  »À qui appartiens-tu, Alexandre?… », il n’entend plus la voix de sa mère, il est loin, dans les cimes de l’Hindu Kush, bravant le froid sous le regard étonné des aigles. Il est bien. La musique est plus forte que tout. C’est sur elle qu’il se concentre. Il ne veut plus rien entendre, ni les rires de ses camarades ni le son de sa propre voix lorsqu’elle donne des ordres.

C’est la dernière fois qu’il danse. Quelque chose est né en lui qui ne va pas cesser de l’affaiblir et contre quoi il va devoir se battre. Il veut prendre des forces dans la musique, Chante, Af Ashra, il tourne, Chante, et le jeune homme chante d’une voix de roche, nasillarde, escarpée comme les défilés de rocailles qui esquintaient les sabots des chevaux, d’une voix givrée par les vents, il chante et la musique devient enivrante. Le temps est aboli, plus rien ne compte. Les musiciens frappent plus fort maintenant comme s’ils partaient à la guerre. Le sol tremble sous la vibration des tambours, Alexandre tend les bras malgré sa faiblesse, pour prendre appui sur l’air.

Ce que voient les convives, à cet instant, c’est un pantin ivre qui risque à chaque instant de tomber à terre mais ils se trompent, il est fort comme un aigle, la musique l’entoure et le porte.

Quelque chose est possible, là, avec les tambours qui frappent le monde, un effacement, un oubli… Il n’y a rien de plus solide que la main d’Af Ashra qui heurte la surface des tablas avec vigueur. Il est ivre et se sent débarrassé de son poids d’homme. C’est la dernière fois qu’il danse, il le sait, mais il veut gagner chaque minute, et lorsque la douleur reviendra, que ce soit au cœur de la danse qu’elle le trouve.

(article paru dans le Canard Folk de juillet 1921)