Une cornemuse bohémienne ?

Sous ce titre est parue dans le numéro d’octobre une présentation d’une ancienne partition avec comme illustrations un joueur d’une curieuse cornemuse à deux tuyaux mélodiques et des danseurs en costume. Nous lancions un appel pour savoir de quel genre de cornemuse il s’agissait. Des réponses nous sont parvenues, entre autres via Facebook, et ont été publiées en octobre et en novembre. Jean-Luc Matte, spécialiste reconnu de l’iconographie de la cornemuse, a pris le temps de rédiger un long texte qui vagabonde dans différentes régions, et que nous avons reçu début janvier. Qu’il en soit ici remercié.

Marc Bauduin

Marc m’a fait passer l’article d’un numéro précédent sur l’illustration d’une partition « Un soirée en Bohême » , accompagnée d’un certain nombre de commentaires tous pertinents mais qui appellent toujours des compléments.

 

Bohème ou Bohême ?

Observons d’abord attentivement le titre : Bohême est écrit avec un accent circonflexe et désigne donc, si l’auteur a prêté attention à cette subtilité, la région de Tchéquie et non cette condition artistique précaire qui s’écrit avec un accent grave sur le e. Un petit tour dans les dictionnaires nous montre d’ailleurs que si ce dernier terme dérive bien du précédent, probablement via les « bohémiens » qui étaient censés venir de la région en question, il date au moins du XVIIème siècle donc bien avant la période romantique à laquelle il fait penser aujourd’hui….

 

Josef Rezny organisateur du festival de Strakonice jouant de la dudy (carte postale années 60)

Les cornemuses de Bohême

Jan Matasek joueur de dudy resté célèbre à Strakonice (carte postale antérieure à 1943)

La Bohême est une région tout à fait intéressante pour sa tradition de cornemuse, relativement vivante même si folklorisée, mais ayant conservé une proximité avec la population bien supérieure à ce qui se vit par chez nous. La Dudy tchèque est une cornemuse à anches simples et grandes cornes faisant office de pavillon. Elle est dotée d’un tuyau de jeu et d’un bourdon qui repose sur l’épaule puis, après un coude à angle droit, descend dans le dos du musicien avant de remonter via la corne pavillon. La partie descendante est dotée d’une partie en S permettant de réduire la longueur apparente (même principe que le grand bourdon de la chabrette limousine ou que la boîte à bourdons de la musette baroque, même si la technologie de réalisation est un peu différente.). La dudy est alimentée par un soufflet. Celui-ci n’est pas solidaire de la lanière qui entoure l’avant bras du musicien comme sur les soufflets des cornemuses plus occidentales : la lanière est serrée autour du bras du musicien puis lorsque celui-ci veut jouer il glisse cette lanière sous une patte métallique du soufflet. Ce système permet de libérer bien plus facilement le bras, pour « lever le coude » par exemple… Une autre particularité de la dudy est d’avoir le sac sous le bras droit du musicien et le soufflet sous gauche à l’inverse de nos cornemuses. Et enfin, dernière particularité non technologique cette fois-ci : l’instrument est actuellement très rarement joué pour des morceaux instrumentaux : le joueur de dudy chante quasi-systématiquement en jouant et le chant occupe une place privilégiée dans ces régions.
Pour voir et écouter des dudy (et bien d’autres cornemuses d’ailleurs), le festival international de cornemuses de Strakonice est l’endroit idéal. Comme St-Chartier né du roman « Les maîtres sonneurs », le festival de Strakonice est issu de l’existence de la légende « Schwanda dudak » qui donna même un opéra.
Si la dudy est LA cornemuse traditionnelle de Bohême, quelques instruments d’organologie différente ont également été retrouvés dans cette région, mais rien qui ressemble à l’illustration de notre partition.

 

Cornemuses monodiques, polymélodiques et autres…

schéma des trois types de cornemuses (ici représentées cylindriques avec des anches simples mais ce pourrait être des tuyaux coniques à anches doubles)

Pour faire simple, on peut classer les cornemuses en trois catégories (1), bourdons non pris en compte :

– les monodiques sur lesquelles les doigts des mains sont posés de bas en haut sur un tuyau unique. On rangera dans la même catégorie celles où les doigts sont posés sur deux tuyaux parallèles et identiques, chaque doigt fermant deux trous équivalents sur chacun des tuyaux (un par la dernière phalange et un par l’avant dernière) Le mezzued tunisien en est un exemple. Ces instruments se jouent donc comme s’ils avaient un tuyau mélodique simple. La présence de ces deux tuyaux juxtaposés visant uniquement à donner plus de corps à la sonorité de l’instrument surtout lorsque ceux-ci ne sont pas parfaitement accordés.
– les polymélodiques sur lesquelles chaque main bouche les trous d’un tuyau « mélodique » différent. Je mets des guillemets à mélodique car l’un des deux a souvent un rôle d’accompagnement (notes tenues, arpèges…) souvent aussi rythmique que mélodique.
– toutes les autres polyphoniques telle la boha pour laquelle un seul doigt permet d’alterner entre deux notes du tuyau bourdon, mais aussi toutes les cornemuses à deux tuyaux parallèles, comme celles évoquées dans la première rubrique, mais qui n’ont pas des trous identiques sur les deux tuyaux ce qui permet une polyphonie presque « automatique » en levant simplement les doigts les uns après les autres. Un type surtout présent autour de la Méditerranée.

Cette classification est bien entendu très simpliste car on peut la subdiviser ensuite en de nombreuses autres catégories et certains instruments (uillean pipe, zampogna actuelles à trou de pouce sur un bourdon) ne s’intègrent dans aucune de ces catégories et en nécessiteraient donc des supplémentaires.
Tout cela pour en venir au fait que les cornemuses de la seconde catégorie ne sont traditionnellement présentes que dans très peu de régions : Italie naturellement avec les différentes sortes de zampogne et Croatie voisine (diple). On peut yajouter la musette baroque dont le petit chalumeau, prévu à l’origine pour étendre simplement la gamme du grand vers le haut, a vu son usage devenir plus polyphonique dans les pièces par accord ou le grand chalumeau ne se contente pas de tenir un bourdon lorsque le petit entre en jeu, mais on n’est plus vraiment dans cette seconde catégorie car ce sont les doigts de la même main qui bouchent les trous du haut du grand chalumeau et qui actionnent les clefs du petit.

 

Les erreurs iconographiques

L’iconographie ancienne présente des cornemuses polymélodiques sur une zone bien plus vaste mais de manière assez rare et dispersée et je dois avouer que lorsque je rencontre de telles représentations d’instruments polyphoniques dans des régions où une telle forme n’est pas connue et ne peut se justifier par le passage de musiciens italiens (par leurs costumes ou par une représentation reconnaissable de zampogna), j’ai tendance à les classer parmi les représentations fantaisistes, surtout si la représentation n’est pas très détaillée et si les tuyaux mélodiques sur lesquels jouent chacune des deux mains du musicien sont largement écartés (divergents), les pavillons très larges, et autres indices fréquent d’une représentation davantage due à l’imagination qu’à l’observation.

Placer chaque main d’un cornemuseux sur un tuyau différent est en effet une erreur assez courante de représentation de la part d’illustrateurs qui n’ont pas observé assez attentivement leur modèle et ce de façon assez compréhensible lorsque l’instrument en question est un instrument à petit bourdon parallèle au tuyau mélodique (musette du centre, cabrette, chabrette, muchosa, gaita de boto aragonaise, mais également musette baroque). Il est en effet plus facile d’attribuer la présence de deux tuyaux, à leur usage par chacune des deux mains que de comprendre que l’un des deux tuyaux est un bourdon et qu’il n’est placé à proximité des doigts que pour des raisons acoustiques.

un exemple de représentation fantaisiste dans l’église de Bazas (cliché
Guy Libante) jeanluc.matte.free.fr/fichac/bazas.htm

L’erreur peut également concerner des cornemuses à deux tuyaux mélodiques juxtaposés, déjà évoquées ci-dessus de type mezzued ou à polyphonie « automatique».
Notons d’ailleurs que si au sein de certains types de cornemuse normalement à tuyau mélodique unique (chabrette, uillean pipe…), on trouve exceptionnellement un
exemplaire ancien où ce tuyau à été dédoublé, généralement par une seconde perce dans le même morceau de bois, ceci ne modifie pas le jeu du musicien qui bouche les
trous des deux tuyaux avec des phalanges différentes des mêmes doigts, comme indiqué ci-dessus. Le fait de passer d’un instrument monodique à un instrument
polyphonique est une transformation plus radicale qui implique de réapprendre à jouer du nouvel instrument et est donc encore plus exceptionnelle.
Mais les représentation erronée avec une main sur chaque tuyau se retrouvent également pour des cornemuses dont le tuyau mélodique est unique et isolé : le dessinateur a juste vu une outre avec divers tuyaux (mélodiques, bourdons, porte-vent) et estime que s’il y a autant de tuyaux il doit bien y en avoir un pour chaque main. On rangera donc ce type d’erreur par inadvertance avec les représentations de cornemuses sans dispositif d’insufflation (ni soufflet, ni porte-vent) ou encore celle ou le musicien souffle directement dans un tuyau mélodique pas raiment relié au sac et aux autres tuyaux sans parler des alignement de trous de jeu sur des bourdons.…

 

La samponha pyrénéenne

Le point de départ des travaux de Jacques Baudoin ayant abouti à la Sampohna actuellement proposée par Robert Matta a été le constat que plusieurs représentations de cornemuses, rattachables aux Pyrénées, présentaient ainsi deux tuyaux mélodiques et que ce n’était donc pas forcément des erreurs de représentation. Une hypothèse d’autant plus audacieuse que ces quelques représentations n’étaient pas forcément homogènes quant aux autres tuyaux de l’instrument (présence ou non d’un bourdon). Mais, a contrario, c’est le côté très présent de la polyphonie dans les traditions pyrénéennes qui l’apoussé dans cette voie et l’a conduit à se focaliser sur l’une de ces représentations et à tenter une reconstitution en s’appuyant en premier lieu sur le répertoire pyrénéen afin d’en établir le rapport harmonique entre les deux tuyaux ainsi qu’avec le bourdon. Bernard Blanc accepta de lui tourner deux hautbois, de même perce que les musettes du Centre, mais aux trous de jeu adaptés à son besoin, ainsi que le bourdon adéquat. Dès les premiers essais Jacques se rendit compte que la préhension des deux hautbois montés sur des souches séparées n’était pas une sinécure et l’expérimentation lui démontra rapidement qu’en croisant ceux-ci, l’instrument était beaucoup plus ergonomique. Musicalement, sa participation à des pastorales aux côtés des instruments traditionnel prouva que l’instrument y avait toute sa place. Et s’il n’a jamais retrouvé « de bouts de bois » qui prouveraient l’existence ancienne de l’instrument, ce n’est plus une vraie question à ses yeux, cette cornemuse existant bel et bien aujourd’hui et étant passé du prototype à un modèle au catalogue d’un facteur et surtout n’étant pas qu’un simple copier-coller un peu déguisé d’une autre cornemuse, comme le sont souvent les reconstitutions à partir de l’iconographie, mais bien un instrument adapté à un répertoire particulier. Il a largement expliqué tout cela dans trois articles de la revue Pastel (3).

Rappelons au passage que l’instrument décrit par Charles Alexandre en 1976 dans le numéro VI du bulletin du Musée instrumental de Bruxelles comme une cornemuse jouée dans les Pyrénées françaises n’était en réalité que la gaita de boto (ou bot), un instrument aragonais joué d’ailleurs plutôt dans la plaine que dans les montagnes. Je n’ai jamais compris pourquoi un personnage comme Ch. Alexandre, qui a par ailleurs fait des recherches très sérieuses et irremplaçables sur d’autres instruments à l’époque où peu de monde s’y intéressait, a pu ainsi « adapter » (3) certains témoignages pour faire passer les Pyrénées à cette gaïta de boto, ce qui lui a valu plus tard des volées de bois vert dans les publications aragonaises sur cet instrument.

 

Conclusion

Tout cela nous mène loin de notre partition et de sa lithographie. Le fait qu’il s’agisse d’une lithographie n’est d’ailleurs pas sans intérêt car cela signifie que le dessin a été réalisé en atelier (essayez de transporter une pierre lithographique sur le terrain…) et, contrairement aux techniques de gravure sur cuivre plus appliquées et souvent réalisées d’après modèle, la lithographie offre la possibilité d’un dessin très libre et spontané au crayon gras (4). Cette liberté de trait est donc propice à un moindre souci de la réalité.
Je ne m’avancerai pas sur l’analyse des costumes, sujet dont je ne suis pas spécialiste mais ceux représentés n’évoquent en rien les costumes traditionnels que l’on peut voir en Bohême. Le joueur de cornemuse semble effectivement plus vêtu d’un costume italien et les danseuses de robes flamenco et on peut se demander si ce glissement de l’Italie vers l’Espagne n’est pas à mettre au crédit de l’usage partagé dans ces deux pays des tambours sur cadres circulaires…. Ce qui nous ramènerait donc à une scène italienne largement adaptée par le dessinateur.

Jean-Luc Matte – décembre 2020
musette.free.fr et jeanluc.matte.free.fr

(Cet article a paru dans le Canard Folk de mars 2021)


(1) pour une typologie plus détaillée de l’ensemble des instruments à vents, reposant sur les principes de jeu, voir ma page jeanluc.matte.free.fr/articles/typologie/typologie.htm

(2) Pastel, numéro 19 de janv-fev-mars 1994 que l’on peut retrouver sur www.pastel-revue-musique.org/p/numeros-de-pastel.html
Actualisation presque 10 ans plus tard en 2013 et 2014 (deux parties)
www.comdt.org/comdt-data/blog-pastel/documents/la_samponha.pdf
www.comdt.org/comdt-data/blog-pastel/documents/la_samponha_2_bassedef.pdf

(3) Il a notamment dessiné un musicien à partir d’une photo ancienne en remplaçant sur sa tête le foulard typiquement espagnol par un béret, la falsification était donc bien délibérée.

(4) même si la lithographie a eu également des usages très utilitaires