Jean-Michel GUILCHER : « Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français. Tradition.Histoire. Société », éd. L’Harmattan, coll.Ethnomusicologie et anthropologie musicale de l’espace français, avril 2009.

Depuis plus d’un demi-siècle, Jean-Michel et Hélène Guilcher se consacrent à l’étude de la danse traditionnelle en France. Leur recherche associe enquêtes de terrain en divers pays de France, et dépouillement de toutes les sources écrites disponibles(1). Jean-Michel Guilcher a publié plusieurs importantes monographies consacrées à différents aspects de ce travail (2).

Cela faisait longtemps que ses lecteurs lui demandaient de couronner ces publications par un ouvrage de synthèse. En 1989, lors d’un colloque organisé autour de son œuvre, Isaac Chiva, directeur d’étude à l’E.H.E.S.S, qui présidait la réunion, le priait instamment de « nous donner, au plus vite, la suite de ses réflexions sur la conduite des recherches et sur l’analyse des processus d’élaboration culturelle traditionnels et des mécanismes fondamentaux de la culture populaire »(3).

Au plus vite … D’autres, sans doute, se seraient précipités pour publier une belle synthèse. Mais J.M.Guilcher est, à un rare degré, homme de scrupule scientifique. Pendant vingt ans, il a réfléchi, il s’est attelé à maintes tâches préparatoires… Il a aussi, sans doute, hésité à « tirer des enseignements de portée générale » de ses recherches.

Ce qui l’a finalement convaincu, c’est un constat : les chercheurs venant après les époux Guilcher ne retrouveraient jamais la chance qu’ils avaient eue (et qu’ils avaient su saisir !), à savoir « la possibilité de s’entretenir longuement avec des habitants des campagnes ayant eu vingt ans avant la fin du XIXe siècle, témoins d’une culture paysanne près de s’éteindre » (4).

Mais qu’on ne s’attende pas à trouver dans cet ouvrage un traité magistral sur la danse traditionnelle, encore moins sur la tradition populaire ou sur la (ou les) sociétés rurales traditionnelles … « J’essaierai dans ce livre », dit encore l’auteur, « de mettre en ordre (…) les résultats majeurs de notre double recherche, par enquête après de témoins encore autorisés, et par dépouillement de sources documentaires de toutes natures. Sans prétendre ainsi apporter autre chose qu’un bilan provisoire. Comme celui qu’un collecteur dresse au terme de chacune de ses enquêtes pour seulement mieux préparer la suivante. » (p. 7)….Et à la fin du livre : « Je ne formule pas de conclusions(…), je tirerai seulement quelques réflexions d’ordre général » (p. 167).

Toutefois, ajoutons aussitôt : quelle richesse contenue dans les 170 pages de texte dense et lumineux qui constituent le corps de l’ouvrage, suivies d’une série de 11 « articles annexes », de plus de 40 pages de notes et de 3 index (auteurs et ouvrages cités, index thématique, index géographique) !

Survolons d’abord rapidement le corps de l’ouvrage,avant d’en souligner les apports à mon avis essentiels,et surtout ceux qui peuvent intéresser, au-delà du cercle des lecteurs que la danse traditionnelle concerne directement, tout sociologue, tout anthropologue, tout historien, et plus largement encore, tout lecteur soucieux de s’informer avec rigueur sur l’histoire et la diversité des sociétés humaines.

Dans une longue introduction, Guilcher regroupe les enseignements qui peuvent être tirés de toutes ses recherches, concernant leur objet principal, à savoir le processus de la tradition populaire, autrement dit de l’élaboration folklorique. Rappelant que pendant longtemps (grosso modo jusqu’au milieu du XXe siècle)on a cru à une origine lointaine (gauloise, grecque, etc),à des racines remontant à des rites préhistoriques,et/ou à une tradition populaire fonctionnant comme une mémoire, imparfaite sans doute, mais efficace, Guilcher s’est intéressé, dans son domaine (celui de la danse traditionnelle) au phénomène de la variation, que d’autres chercheurs, avant ou en même temps que lui (notamment Patrice Coirault, Béla Bartók, Van Gennep,Constantin Brailoiu) ont mis au centre de leur problématique dans d’autres domaines (notamment la chanson et la musique traditionnelles).

Je ne saurais mieux résumer ces pages (auxquelles je reviendrai plus loin) qu’en citant la définition que donne Paul Benichou de la poésie traditionnelle populaire, et qui peut s’appliquer, mutatis mutandis, à la musique, à la danse, au conte traditionnels : « La poésie populaire est celle qui, peu importe à partir de quelle forme originelle, s’est transmise oralement, en se façonnant par la variante, dans un milieu vaste où l’inculture est la condition dominante » (p. 12) (c’est moi qui souligne).

Le chapitre suivant s’intitule Campagnes d’hier. Dans une première section, « Un ordre ancien de la danse »,Guilcher résume ce que nous pouvons savoir de la oudes danses pendant la durée de l’Ancien Régime. Tout indique que, durant des siècles (en tout cas depuis la fin du XVe) les danses de pratique commune de loin les plus répandues appartiennent à un même type, le plus souvent désigné sous le nom de branle. On peut définir ce type de danse par quelques grands traits, dont les principaux sont sans doute

– la disposition en cercle ou en chaîne, « capable d’accueillir, mettre en ordre et rendre solidaires, dût-on les compter par centaines, un nombre quelconque de participants » (p.35)
– le fait qu’il s’agit de danses de pas et qu’en milieu paysan « le pas du branle local est le geste expressif caractéristique de chaque collectivité. En le dessinant comme il a appris de son milieu à le faire, le danseur éprouve et rend visible son appartenance à un groupe particulier » (p. 36)
– leur fonction d’expression essentiellement collective,même si cela n’interdit pas toute expression individuelle.

La deuxième section, « Questions d’ancienneté », tente de répondre à la question : A quelle profondeur remonte cet ordre ancien de la danse dont le branle a été la colonne maîtresse ? Qu’il s’agisse du type même(le branle), de ses variétés concrètes, des « procédés de composition » ou de la coexistence chaîne/couple,Guilcher nous incite surtout… à confesser notre ignorance ! Avis à tous ceux qui s’avisent de savoir ce qu’on dansait au Moyen-Age …

La troisième section, « Un monde rural d’autrefois », est beaucoup plus riche d’enseignements. Se fondant d’une part sur les notations laissées à divers moments du passé par des observateurs de la vie des campagnes, et plus près de nous par les travaux consacrés par les folkloristes à telle ou telle région, d’autre part sur ses propres enquêtes de terrain, Guilcher trace « une espèce de portrait-robot » (pp. 46 sqq) des diverses sociétés rurales dans la France préindustrielle.

Ces petits groupements humains, « sociétés d’interconnaissance à dominance paysanne » se caractérisent notamment par le primat de la collectivité,entraînant des contraintes souvent assorties de sanctions, mais aussi une grande solidarité, une culture homogène, dominée par la tradition, un langage où les signes complètent le langage verbal, ou y suppléent.Dans les villages ainsi décrits, la danse du type branle a sa place toute trouvée : il rassemble et unifie.

Mais ce monde des sociétés rurales traditionnelles a radicalement changé à partir de la fin du XVIIIe siècle et durant tout le XIXe. Ce bouleversement fait l’objet du chapitre Vers des temps nouveaux. « Propriété du sol, techniques de production et formes du travail, rapport des sociétés locales avec le monde extérieur,vie de relation à l’intérieur de chacune d’elle, tout devient autre. La culture commune, avec le psychisme qui y était lié, acquiert des traits entièrement nouveaux.Une transformation d’une ampleur et d’une généralité inconnue remet en cause les savoirs qu’on devait à la tradition. Elle réoriente son cours et impose des conditionnements nouveaux à son fonctionnement même » (p. 65). Dans ce chapitre, Guilcher s’intéresse aux conséquences qu’a entraînées, pour la danse, cette métamorphose progressive des milieux où elle avait cours. Il examine tour à tour l’évolution des milieux sociaux où se pratique la danse, les « façons nouvelles de vivre la danse », l’exemple de la capitale et plus généralement des milieux citadins.

Un élément important de cette métamorphose est l’arrivée dans les campagnes, qui jusque-là dansaient principalement des danses du type branle, du modèle des danses sociales à figures, autrement dit des formes multiples de la contredanse. Le chapitre que Guilcher y consacre en examine d’abord les étapes, les agents et les circonstances, ensuite les mécanismes des emprunts et refontes ayant conduit aux modifications des danses anciennes. Quant aux branles qui ont longtemps subsisté dans diverses régions, Guilcher en analyse le déclin progressif et, dans certains cas, la reconversion.

L’auteur termine son tour d’horizon par l’étude de deux importants types de danses répandus, l’un dans le sud (Farandoles, danses longues), l’autre dans le centre de la France (Regards sur les bourrées).

Comme je l’ai dit en commençant ce compte rendu, Guilcher ne s’estime pas, au terme de son travail, en droit de formuler de véritables conclusions. Son dernier chapitre, Variation et tendance, se borne modestement à tirer « quelques réflexions d’ordre général ».

Voilà donc pour le corps de l’ouvrage. Suivent onze « articles annexes », relatifs à des aspects plus particuliers des traditions de danses, et qui offrent quelques exemples concrets de l’interaction entre milieu social et expression par la danse.

Pour terminer ce compte rendu, je voudrais, comme je l’ai annoncé, souligner quelques-uns des apports fondamentaux de cet ouvrage magistral, et notamment ceux qui sont susceptibles d’intéresser, au-delà du public spécialisé, un cercle bien plus large de lecteurs intelligents.

Le premier concerne les exigences sévères du travail scientifique. Guilcher nous rappelle sans cesse de « ne pas conclure trop vite », de ne pas généraliser indûment. Il nous met en garde contre toute vue simpliste, voire toute « affirmation pure et simple qui empêche d’y aller voir » (note 45 p. 240). Sur maint sujet, il conclut que « nous en savons trop peu pour nourrir beaucoup de certitudes » (p. 31) ou, au sujet de l’une ou l’autre hypothèse que « rien ne l’exclut, rien non plus ne le prouve » (p. 42).

Nous retrouvons ici « le maître (…), en tout cas le professeur de la difficulté et de la complexité de notre métier. (…) » auquel Isaac Chiva, lors du colloque évoqué au début de ce compte rendu, adressait sa requête (5).

Tant pis pour ceux – et on en voit, non seulement parmi ceux que les études n’ont pas armés d’un minimum de réflexion, mais de la part de gens qu’on croirait capables d’esprit critique – qui voudraient disposer de vérités simples, aisément digestibles (comme dirait Patrice Coirault) : « La bourrée est de toute évidence d’origine grecque, puisque, comme la pyrrhique, elle oppose 2 danseurs » ou « Telle musique, jig irlandaise ou endro, est sans conteste d’origine celtique », ou« Nous dansons les danses du Moyen-Age telles qu’on les dansait au XIVe ou au XVe siècle» …

Aux historiens comme aux ethnographes, il faut signaler les pages où Guilcher insiste sur la nécessité« d’interroger des sources nombreuses et très diverses » (p. 33). « Textes, images et notations d’époques anciennes, observations consignées sous tous les régimes, souvenirs recueillis dans la tradition populaire à son terme, c’est toutes les sources susceptibles de nous instruire qu’il faut simultanément mettre à contribution, éprouver et recouper les unes par les autres, après avoir soumis chacune d’elles à l’examen critique qui permettra d’apprécier sa validité et sa portée » (p. 34). Histoire et ethnographie doivent s’épauler : « La recherche ethnographique s’est ainsi efforcée d’apporter la contribution, limitée mais elle aussi irremplaçable qu’il était en son pouvoir de lui fournir » (ibid). Mais, en sens inverse, il ne faut jamais perdre de vue que toute société, même apparemment la plus stable, a une histoire (cf. note 6, p. 236).

Parfois, ce ne sont pas les documents d’époque qui renseignent le mieux sur les réalités qui leur sont contemporaines. « Paradoxalement, ce sont des observations faites dans le cours de ce siècle (le XIXe)et le suivant qui nous en apprennent le plus sur ce qu’avait été l’expérience de la danse en milieu rural à des époques plus éloignées » (p. 33).

L’apport essentiel de cet ouvrage (et de tous les travaux antérieurs de Guilcher) réside dans l’étude du rapport entre le milieu humain (et son histoire) et ce moyen d’expression universel et privilégié qu’est la danse(p.31). A cet égard, il faut citer tout spécialement,d’une part les pages consacrées au monde rural stable de l’Ancien régime (même si cette stabilité est relative)(pp. 46 sqq), en parallèle avec l’étude du type branle(pp. 33 sqq) : « La raison première d’une convenance durable entre un tel milieu et sa danse tient toujours et partout au pouvoir supérieur qu’a le branle de réunir, de souder et d’unifier (…). Ceux que la chaîne assemble et soude, elle les engage, esprits et corps, dans la répétition uniforme, indéfiniment poursuivie, d’un même petit cycle moteur. Ce pas composé de structure définie,les danseurs l’ont reçu de la tradition de leur groupe en même temps qu’ils en recevaient leur langue maternelle. Il fait partie d’eux » (p. 60).

… Et d’autre part les pages décrivant le bouleversement intervenu dans les campagnes françaises (et pas seulement françaises) à la fin du XVIIIe et tout au longdu XIXe (pp. 66 sqq), en parallèle avec l’analyse des conditions économiques, sociales, psychologiques qui,suite à ce bouleversement, ont permis l’adoption par les paysans d’un type de danse (la contredanse) si différent de celui qu’ils pratiquaient presque exclusivement jusque-là (pp. 85 sqq).

Je voudrais enfin signaler deux développements qui m’ont particulièrement frappé et qui me paraissent ouvrir des horizons nouveaux.

Il s’agit d’abord de la variation, dont j’ai dit qu’elle était au centre du processus même de d’élaboration folklorique, conduisant parfois seule, le plus souvent en conjonction avec un facteur extérieur (emprunt,interférence), à des changements, voire à des métamorphoses dans tous les éléments de la danse :dispositifs, pas, figures, etc.

S’intéressant aux sources de la variation, ou si l’on veut à ses causes, Guilcher cite celles qu’avait notamment décelées Coirault en matière de chanson : le fonctionnement imparfait de la mémoire et l’invention destinée à y porter remède (« invention mnémonique »). Mais, en matière de danse, le défaut de la mémoire est rarement en cause. Sauf quelques cas exceptionnels (sauts basco-béarnais, tornijaire de Haute-Auvergne), « la grande majorité de nos danses paysannes ont été d’une structure si simple, d’une pratique si commune et d’une exécution si fréquente que le problème de les mémoriser ne se posait même pas (…) . L’homme n’avait que faire de se souvenir, il lui suffisait de s’abandonner à lui-même» (p. 18).

Alors, ces variations, si communes, si diverses, et leur résultat si souvent heureux au plan esthétique, sont-elles le résultat d’une volonté consciente ? Parfois, oui,mais plutôt rarement. Quoi qu’il en soit, cependant« quelle que part que la volonté consciente puisse prendre dans la variation, elle la gouverne rarement tout entière » (p.19). Dès lors, « ôté le choix délibéré, ôté le souvenir, ôtés l’emprunt au-dehors et l’intervention consciente, il reste un inexpliqué, qui pourrait bien être l’essentiel : une spontanéité créatrice, un surgissement,non calculé, tout dans l’inspiration du moment. Un jaillissement de l’imprévu » ou, selon l’expression de Bartok (à ne pas prendre toutefois dans un sens finaliste), un « instinct de variation » (pp. 20 et 21).

Guilcher ajoute que « plus que la psychologie de la mémoire, c’est la problématique de l’habitude qui se montre ici éclairante » (p.20) (6). Je serais plutôt tenté,pour ma part – me fondant sur ma propre expérience de pédagogue et d’animateur – de parler d’une mémoire gestuelle, dénuée de toute référence verbale ou conceptuelle. Mais peu importe : ce sujet mérite notamment, me semble-t-il, l’attention des psychologues et peut-être surtout des éducateurs.

Le second sujet sur lequel je désire attirer l’attention me paraît de quelque sorte lié à celui-ci. Décrivant le monde rural d’autrefois, Guilcher cite, entre bien d’autres caractères, c’est-à-dire entre autres traits communs des diverses sociétés rurales traditionnelles, les ressources d’un langage de signes. « Entre membres d’un même groupe, la compréhension est immédiate. Les mots n’y sont même pas toujours nécessaires. Un langage de signes, entendu par tous, complète le langage verbal ou y supplée quand il y a lieu » (pp. 52-53). Après en avoir donné quelques exemples concrets, l’auteur ajoute :« Ce langage muet est d’une particulière ressource toutes les fois où l’amour-propre risque de se trouver concerné. Autant, en effet, le groupe comme tel peut sepermettre d’humilier un de ses membres, autant les individus entre eux s’appliquent à l’éviter. Dans une société où l’on est exposé à se rencontrer tous les jours,un affront s’oublie difficilement et les conséquences peuvent en être graves. Un savoir-vivre, reçu lui aussi de la tradition, enseigne comment ne vexer personne »(p.53).

Rapproché des pages également substantielles sur la contrainte sociale, ses sanctions et la solidarité qui en est inséparable (pp. 49-50), ce sujet me paraît devoir intéresser … les juristes, les politiques et … tout citoyen soucieux du bon fonctionnement de la cité !

Le troisième thème sur lequel je voudrais insister est celui de la tendance. Sauf erreur de ma part, les développements que Guilcher consacre à cette notion dans son chapitre conclusif (pp. 167 à 177) apportent,sinon un élément nouveau dans l’ensemble de son œuvre, tout au moins une formulation nouvelle, et qui me semble ouvrir quelques horizons. « La variation »,écrit-il (p.168) « n’explique pas tout. Le problème est de savoir pourquoi et comment certaines variantes,individuelles ou propres à quelques personnes seulement, deviennent sociales, pourquoi certaines se transmettent alors que d’autres s’éteignent (…). C’est un fait que des évolutions en sont résultées, qui loin de se montrer quelconques ont progressé dans des directions demeurées constantes. Aussi bien la sélection de fait des variantes que l’enchaînement des menus changements qu’elles font naître conduisent à reconnaître, surplombant la variation et orientant confusément le devenir qu’elle alimente, l’empire continu d’une ou plusieurs tendances. Certaines deportée générale. D’autres particulières à des territoires plus ou moins étendus ». Et Guilcher ébauche dans ses conclusions l’étude de la principale de ces tendances,celle qui en quelque sorte sous-tend toutes les autres, à savoir le déclin de l’expression collective et,concomitante, l’affirmation croissante de l’individu et du couple.

Cette notion de tendance mériterait sans doute des développements qui n’ont pas leur place ici. Peut-être
serait-il intéressant d’évoquer brièvement à ce sujet un rapprochement que Guilcher avait esquissé dès son premier et important ouvrage (7), où il écrivait :« Si l’on devait en définitive comparer à quelque autre élaboration cette lente métamorphose qui produit les danses folkloriques nouvelles, c’est de l’évolution biologique, plus que de la composition savante, qu’on serait tenté de la rapprocher. Expression de la vie, la danse a quelque chose du vivant elle-même, et sa genèse dans le milieu folklorique fait, par plus d’un côté,penser à celle des espèces ». Certes, ajoutait-il, il faut« se garder de donner trop d’importance à des similitudes qui sont en grande partie verbales. Mais on peut, sans être dupe du langage, retenir ce qu’elles ont d’éclairant » (ibid). Pour ma part, je retiendrais aussi un autre rapprochement, avec ce que Durkheim appelait la fonction d’une institution ou d’un quelconque fait social(par exemple la fonction de la division du travail),fonction qui explique (sans tomber dans le piège du finalisme) que certains changements sont retenus dans l’évolution des sociétés, et d’autres pas …

Il me faut conclure. Toujours lors du colloque mentionné plus haut, Claude Levi-Strauss adressait à Guilcher un message disant en substance : « (Vos) ouvrages m’ont toujours captivé car, en plus de la rigueur monographique, une méthode et des perspectives théoriques s’en dégagent : méthode fondée sur une pratique méticuleuse du terrain, mais qui s’applique à saisir les phénomènes étudiés dans leurs relations mutuelles et dans leur relation avec l’histoire et le milieu (…). Et parce que vous avez résolument en tenir à un domaine bien circonscrit (…) vous avez dégagé et démonté des mécanismes que d’autres,suivant votre exemple, pourront reconnaître ailleurs dans le monde et dans des domaines différents (…). Par votre vie pleinement vouée à la recherche (…) vous nous administrez à tous une leçon de morale scientifique en même temps que vous démontrez – mais n’est-ce pas là le but ultime de la recherche ethnographique ? – que l’étude approfondie d’une catégorie limitée des phénomènes peut, à condition de la pousser jusqu’à son terme, permettre de découvrir ou de retrouver des vérités générales » (8) .

Ces mots, inspirés par les ouvrages précédents de Guilcher, ne sont-ils pas d’autant plus amplement justifiés, s’appliquant à celui-ci ?

Eric Limet
21 juin 2009

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(1) Dans la suite de ce compte rendu, il doit être entendu que, lorsque je parle des recherches de Guilcher, il s’agit bien de celles faites conjointement par les deux époux Guilcher,même s’il est revenu à Jean-Michel Guilcher seul, pour l’essentiel, de les consigner par écrit.

(2) Faute de place, je ne les citerai pas tous.Mentionnons en tout cas :

-La tradition populaire de danse en Basse-Bretagne, paru en 1963, plusieurs fois réédité(dernière édition Spézet, Coop-Breizh 2007)

-La tradition de danse en Béarn et Pays Basque français, Paris, Maison des Sciences de l’homme, 1984

-La contredanse et les renouvellements de la danse française, Paris et La Haye, Mouton,1969, dernière édition Bruxelles, éd. Complexe 2003

– Rondes, branles, caroles. Le chant dans la danse, Centre de recherche bretonne et celtique et Atelier de la danse populaire, Brest 2003

(3) Tradition et histoire dans la culture populaire.Rencontres autour de l’œuvre de Jean-Miche lGuilcher, Centre alpin et rhodanien d’ethnologie, 1990, p. 10

(4) Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux  français p. 7 Dans la suite du texte, les références à l’ouvrage ici analysé apparaîtront dans le corps du texte par une simple mention de page.

(5) Cf. note 3 ci-dessus

(6) Guilcher se réfère à ce sujet aux ouvrages d’A.Burloud (Psychologie, cours de philosophie publié sous la direction de G.Davy, Hachette 1948, vol I p. 69)

(7) La tradition populaire de danse en Basse-Bretagne, 1ère édition, Mouton 1963, p.570

(8) Tradition et histoire dans la culture populaire,op.cit. p. 1112

(paru das le Canard Folk de septembre 2009)