Extrait du « Meunier d’Angibault » de George SAND (1845), Livre de poche 1985, p.278

Ce texte, que je trouve remarquable à plus d’un point de vue, est tiré d’un roman tout entier intéressant, et trop peu connu. Roman à la fois « socialiste », comme on l’a qualifié, ou plus exactement « social-romantique », et champêtre, au même titre que La petite Fadette, François le Champi ou La mare au diable, il nous renseigne notamment sur ce que pouvait être la vie rurale dans le centre de la France à une époque où la tradition orale y était encore vivace, et notamment la bourrée berrichonne. Il me paraît que George Sand décrit très exactement la « joie intérieure » que peut procurer une telle danse, cachée sous la « gravité », le « sérieux » voire la « nonchalance » des danseurs. Autrement dit, cet envoûtement, ce caractère quasi rituel auquel j’ai souvent fait allusion.

Il faut bien entendu lire ce texte en acceptant le vocabulaire et les expressions de l’époque (1)

Eric Limet

La Veillée

La danse était plus obstinée que jamais à la ferme. Les domestiques s’étaient mis de la partie, et une poussière épaisse s’élevait sous leurs pieds, circonstance qui n’a jamais empêché le paysan berrichon de danser avec ivresse, non plus que les pierres, le soleil, la pluie, ou la fatigue des moissons et des fauchailles. Aucun peuple ne danse avec plus de gravité et de passion en même temps. A les voir avancer et reculer à la bourrée, si mollement et si régulièrement que leurs quadrilles serrées ressemblent au balancier d’une horloge, on ne devinerait guère le plaisir que leur procure cet exercice monotone, et on soupçonnerait encore moins la difficulté de saisir ce rythme élémentaire que chaque pas et chaque attitude du corps doivent marquer avec une précision rigoureuse, tandis qu’une grande sobriété de mouvements et une langueur apparente doivent, pour atteindre à la perfection, en dissimuler entièrement le travail. Mais quand on a passé quelque temps à les examiner, on s’étonne de leur infatigable ténacité, on apprécie l’espèce de grâce molle et naïve qui les préserve de la lassitude, et, pour peu qu’on observe les mêmes personnages dansant dix ou douze heures de suite sans courbature, on peut croire qu’ils ont été piqués de la tarentule, ou constater qu’ils aiment la danse avec fureur. De temps en temps la joie intérieure des jeunes gens se trahit par un cri particulier qu’ils exhalent sans que leur physionomie perde son imperturbable sérieux, et, par moments, en frappant du pied avec force, ils bondissent comme des taureaux pour retomber avec une souplesse nonchalante et reprendre leur balancement flegmatique. Le caractère berrichon est tout entier dans cette danse. Quant aux femmes, elles doivent invariablement glisser terre à terre en rasant le sol, ce qui exige plus de légèreté qu’on ne pense, et leurs grâces sont d’une chasteté rigide.

Rose dansait la bourrée aussi bien qu’une paysanne, ce qui n’est pas peu dire, et son père était orgueilleux en la regardant. La gaieté s’était communiquée à tout le monde; les musiciens, largement abreuvés, n’épargnaient ni leurs bras ni leurs poumons. La demi-obscurité d’une belle nuit faisait paraître les danseuses plus légères, et surtout Rose, cette fille charmante qui semblait glisser comme une mouette blanche sur des eaux tranquilles, et se laisser porter par la brise du soir …

1. Des mots comme molle et mollement ne doivent pas être pris à la lettre. Il faut les rapprocher de « glisser terre à terre en rasant le sol » ou « glisser comme une mouette blanche sur des eaux tranquilles », qui me paraissent décrire avec justesse le style des bourrées berrichonnes, dont la sobriété, la souplesse, la précision rigoureuse, comme G.Sand le dit bien, sont des caractéristiques essentielles

(paru dans le Canard Folk de mai 2003)