Un peu de littérature.

Marie-Louise Carel nous propose un extrait du livre  « Avec les fées  » de Sylvain Tesson, Equateurs, 2024, pp 130-131

 

L’auteur – grand voyageur – a remonté les côtes celtiques (de la Galice à l’Ecosse) avec 2 amis, en voilier mais aussi à bicyclette ou à pied.  Ici ils sont en Irlande.

Marie-Louise Carels

 

 

« … Humann et Benoît vidèrent des pintes de goudron (Guinness, disaient-ils). Nous fêtions notre franchissement de la mer d’Irlande et du canal Saint-Georges. N’ayant plus le droit à la moindre goutte (trop donné à la cause), je les regardais s’abrutir, avec mélancolie. Je l’avais pourtant aimée, l’ivresse tendre de la bière, cette impression de se donner des coups de mar­teau en mousse sur la tête, de se laver le crâne avec un alcool de pluie. Des Irlandais en veste élimée affluaient. [….]

Sur une table, coincée près du comptoir, quatre musiciens donnaient des jigs et reels irlandais. Une fille brune était au fifre de bois et trois hommes au violon, à la guitare et à l’accordéon. Pendant deux heures, le lancinement ne cessa pas. Il invitait à la danse. Mais dans la salle bondée on ne pouvait faire un geste. Seulement taper du pied.

C’était une musique en spirale, convulsive, sac­cadée. Le tempo barattait l’air. Le crincrin finissait par envahir l’esprit. La mesure revenait, ralentis­sait, repartait. L’archet frottait, les doigts grattaient, l’accordéon haletait et tout recommençait. La boucle se bouclait, la ronde s’enroulait, la musique repre­nait. Elle ne racontait rien, ne menait nulle part. Elle n’avait pas d’issue, mais l’oreille recevait sa pulsa­tion. C’était une fièvre. Avec ses poussées.

Que voulaient ces rengaines qui n’explosaient jamais et ne finissaient pas ? Elles rappelaient la valse des heures, l’ennui des navigations sur le pont des bateaux. Elles décrivaient les heures à attendre les marins qui ne reviendraient pas, les soirs de peine dans les villes de la révolution industrielle et la cruauté du siècle prolétaire où seul le pub procurait de la chaleur aux hommes broyés. C’était l’écho des temps de Dickens. Asphyxié de fumée, le prolo bri­tannique s’assommait devant son verre pendant que le violon raclait la spirale de l’éternel retour, c’est-­à-dire de l’éternel oubli dans l’éternel enfermement.

Hop, hop, Bahia! No future, grinçait le violon. Encore un tour, disait la guitare. Demain n’existe pas, crachait l’accordéon. Alors, recommençons, concluait le fifre. C’était reparti pour un tour.

Sur les sous-bocks, électrisé par la fièvre, je tra­çais au stylo des dizaines de triskells, la spirale cel­tique à trois branches. Ce graphisme stylisait en une même volute, trois fois enroulée, la palingénésie du monde, recommencement des choses. »