G. De Smaele

C’est à partir du folk revival que les connaissances sur les origines et l’histoire ancienne du banjo ont commencé à évoluer1. C’est un sujet qui se révèle particulièrement large et dont la matière nous semble inépuisable. Depuis les années 1980, plusieurs initiatives ont contribué à encourager l’approfondissement de pas mal de questions, notamment celle de ses origines africaines2. Depuis la fin des années 1990, la « Banjo Collector’s Gathering », en offrant une tribune à bon nombre de chercheurs a en ce domaine joué un rôle particulièrement important, ayant entre autre débouché sur la mise sur pied de deux expositions remarquables: The Birth of the Banjo au Kathonah Museum of Art en 2003, et The Banjo in Baltimore and Beyond, BMI of Baltimore, 20143.

Depuis les grands rassemblements de banjoïstes que furent le « Tennesse Banjo Institute » (Cedars of Lebanon State Park, Lebanon, Tennessee,1988, 1990, et 1992) et ceux de la « Maryland Banjo Academy » (Buckeystown et Frederick, Maryland, 1997, 1998, 2000, 2002), les banjos anciens, voire très anciens -soit ceux de l’ère du minstrel show et du début de la vogue du classic style, relativement délaissés jusque dans les années 1980-, ont éveillé la curiosité d’un plus large public et l’attention de chercheurs et de collectionneurs. La première exposition de James Bollman présentée au MIT, à Cambridge, dans le Massachusetts en 19844, ainsi que les publications du Japonais Akira Tsumura -dont le monumental One Thousand and One Banjos, sorti de presse en19935-, eurent probablement un effet similaire.
D’autre part, « The Folk Banjo6: a Documentary History », suivi de Sinful Tunes and Spirituals: Black Folk Music to the Civil War de Dena Epstein avaient dans les années 1970 posé les bases pour l’étude des origines africaines et de la créolisation du banjo. Elles seront suivies dans les années 1980 par les recherches de Cecelia Conway, qui présenta The African American Tradition of the Folk Banjo, une thèse soutenue à l’Université de Caroline du Nord en 1988, publiée en 19957; tout ceci sans oublier Elias Kaufman (éditeur de la revue The Five-Stringer), Mike Holmes (éditeur de la revue Mugwumps), Robert Winans (un spécialiste du minstrel banjo) dont nous reparlerons plus loin. Les luthiers David Hyatt, Pete Ross, George Wünderlich et James Hartel… apparaîtront vers la fin des années 1990.

Depuis lors, une réflexion a continué à être vouée au décodage des divers aspects de l’ensemble de ce patrimoine8, reflet de son interaction à travers tant de facettes de l’expérience américaine.

C’est suite à une idée lancée par Bob Carlin9 que la « Banjo Collector’s Gathering » vit le jour en 1998, dans la cité balnéaire de Cape May, située à la pointe sud du New Jersey. Ses organisateurs -James Bollman et Peter Szego-, deux importants collectionneurs de banjos à cinq cordes10, avaient alors réussi à rassembler une poignée d’amateurs avisés pour assister à quelques exposés et présentations originales. Contre toute attente, la manifestation fut reconduite l’année suivante pour devenir un lieu de rencontre et d’échanges annuels fréquentés au fil du temps par les plus éminents historiens du banjo, tels que: Elias Kaufman, Robert Winans, Cecelia Conway, Mike Holmes, Ulf Jagfors, George Gibson, Scott Odell, George Gruhn Fred Oster, Greg Adams, Pete Ross et autres. Les villes choisies pour ces rassemblements le furent en fonction de leur signification ou de leur lien historique avec l’instrument: Baltimore pour l’atelier de Boucher (1999 et 2014), Philadelphie pour la manufacture de S.S. Stewart (2007), Ferrum VA et le Blue Ridge Institute (2012), Washington et la Library of Congress (2017), etc… D’autres fois, ce sera un musée ou la présence d’une exposition qui aura servi de pôle d’attraction, comme: « The Banjo in Baltimore And Beyond » en 201411, montée au Baltimore Museum of Industry, ou « Picturing the Banjo » présentée à la Corcoran Galery à Washington DC en 2005. Cependant, en dépit de la présence d’éminents musiciens, tels que Mike Seeger, Bob Carlin, Reed Martin, Joel Ayers ou Clarke Buehling, et malgré les soirées de concerts et les jam sessions, la BCG, bientôt renommée « Banjo Gathering », reste avant tout un lieu privilégiant la rencontre entre historiens, chercheurs et collectionneurs. On y examine l’instrument –tant contemporain qu’ancien- sous ses différents angles: design, fabrication, restauration, expertise…, sans oublier d’aborder les divers tenants avec la vie sociale, musicale et artistique aux USA. Le sujet est loin d’être simple, car en abordant l’histoire du banjo on est d’emblée confronté aux douloureuses réalités de l’esclavage, de la ségrégation, de l’industrialisation, de la misère sociale, de la politique… Si le principal but de la BG est de susciter des pistes de travail et de stimuler la recherche académique, les sujets sont abordés dans un esprit d’ouverture à tous, laissant espérer que le banjo puisse encore avoir son rôle à jouer dans les prises de conscience et dans l’évolution d’une nation aussi vaste et complexe que les Etats-Unis; restant de la sorte dans la plus pure continuation de l’œuvre de Pete Seeger (1919-2014), père spirituel de la renaissance du banjo lors du folk revival.

L’année 2018 marquait le 20ème anniversaire de la « Banjo Gathering », réunie cette fois à Bristol, en Virginie, une ville divisée en deux secteurs par la State Street, marquant la frontière entre les états de Virginie et du Tennessee. Cette localité s’enorgueillit d’avoir été le lieu choisi par le producteur Ralph Peer en 1927 (et en 1928) pour y monter un studio temporaire et y réaliser sur un équipement moderne des enregistrements restés célèbres. Ces Bristol Sessions ont notamment révélé au public les noms de Jimmy Rodgers et de la Carter Family. Les historiens s’accordent à penser que ces 78 tours, édités sous le label Victor Talking Machine, ont provoqué l’expansion extraordinaire de la Country Music, le « big bang de la Country Music ». Jusqu’alors les procédés de captation et de restitution du son étaient encore exclusivement de nature acoustique et ne faisaient pas encore appel à l’électricité. L’équipement du studio de Ralph Peer était du dernier cri, doté du micro de la « Western Electric », supérieur à tout ce qui avait été utilisé auparavant. Parallèlement aux collectages qui seront réalisés pour la Library of Congress, les productions commerciales de Victor et autres labels tels que Okey, Paramount ou Brunswick Records, extirpés de régions isolées du Sud des Appalaches, sont des documents sonores particulièrement précieux. Ils conservent l’empreinte de leurs racines traditionnelles et locales, ainsi que les marques d’évidents contacts entre Afro et Euro-Américains. Replonger dans ce passé ne peut que nous rappeler la sincérité d’une musique considérée comme « authentique », extraite d’une tradition datant d’avant l’industrialisation du marché. Les débuts de la commercialisation de la Country Music sont profondément marqués par des valeurs religieuses et morales, modelées par le milieu, les conditions de travail (agricole ou industriel) et le sens de la famille. Dans les débuts du grand folk revival des années 1950-60 d’aucuns retrouveront dans cet ancrage rural la nostalgie d’un passé lointain, d’une vie d’une apparente simplicité (sans doute idéalisée). Le banjo n’est-il pas lui aussi générateur de ses propres mythes? Donner un sens à cette musique sera toujours d’actualité.

C’est dans l’auditorium du « Birthplace of Country Music Museum » (une institution crée en 2013, filiale de la Smithsonian Institution) qu’une centaine de participants se sont rassemblés, du 1er au 4 novembre 2018. La salle des expositions temporaires fut quant à elle réservée aux marchands/exposants: Bernunzio Uptown Music, Elderly instruments, James Bollman, George Gibson, Bob Smakula et autres artisans comme Bob Anderson, Kevin Enoch, Pete Ross, Richard Newman, Pisgah Banjo Co., Renan Banjos, Balsam Banjo Works, etc., dont les modèles sont essentiellement des « open back », orientés vers la musique old time.

Les exposés –dont la liste est disponible sur le site de la « Banjo Gathering 201812« – furent nombreux. Si les interventions de Marc Fields (A Digital Museum13) , Michael Doubler (Dixie Drewdrop: Uncle Dave Macon’s Banjos), Joe Hornung et Norm Peterson (Unusual S.S. Stewart Banjos), Reginald Bacon (A Banjo Factory in the Bronx: the Buckbee’s Story), et de Bob Carlin (Fisher Hendley), ont retenu ma plus grande attention, je n’ai cependant pas la prétention de vouloir imposer ce choix personnel.

C’est probablement la présentation de Banjo Roots and Branches (University Press of Illinois, 201814), par un panel d’auteurs ayant contribué à cette publication15, qui a probablement été le point fort de cette dernière édition de la BG. En fait, ce projet dirigé par Robert « Bob » Winans mit 10 ans à se concrétiser. Il représente un des plus beaux fruits de la collaboration entre membres assidus de la « Banjo Gathering16« . Ce travail est le nouveau jalon de l’histoire des origines du banjo. Il rend hommage au regretté Schlomo Pestcoe (décédé en 2015) et constituera pour les années à venir la référence à propos des origines anciennes du banjo à cinq cordes, et le point de départ de nouvelles investigations.

La « Banjo Gathering » ne publie pas les actes de ses conférences. Si j’avais un voeu à formuler, ce serait de pouvoir disposer aussi de ceux des éditions successives, ou pour le moins de résumés, ainsi que de listes de contacts des participants.
Un grand merci aux organisateurs17, avec une mention toute spéciale pour le dévoué Greg Adams qui a joué le rôle de maître de cérémonie, et contribué à ce que chaque orateur se trouve à l’aise et bien accueilli. Ce fut aussi un honneur de partager avec lui la route du retour à Washington DC.

Autres photos: www.facebook.com/de.s.gerard
Crédit photos: G. De Smaele, 2018

1 Voir les références de publications dans: Gérard De Smaele. A Five-String Banjo Sourcebook, Fauroeulx, 2018.

2  Une ébauche de la genèse de ce cheminement historique a été abordée dans un article de Peter Szego: : « Searching for the Roots of the Banjo-Part 1 & 2. » Old Time Herald, vol. X/4, April-May 2006, pp. 14-23 ; vol. X/5, June-July 2006, pp. 10-20.

3 The Birth of the Banjo. Bob Carlin, Susan Edwards, Rex Ellis, J. Kenneth Moore. Guest curators: Robert Shaw, Peter Szego and George Wûnderlich. Katonah NY: Katonah Museum of Art, 2003, 51 p.; il n’y a malheureusement pas eu de catalogue publié pour l’exposition Making Music: The Banjo in Baltimore and Beyond. Voir note 11.

4  Robert Lloyd Webb, James Bollman. Ring the Banjar! The Banjo in America from Folklore to Factory. Cambridge Mass: The M.I.T. Museum, 1984, 101 p.

5  Akira Tsumura. One Thousand and One Banjos, The Tsumura Collection. Tokyo, New York, London: Kodansha International, 1993, 904 p.

6 Dena Epstein. « The Folk Banjo: a Documentary History. » Ethnomusicology, September 1975, pp. 347-371; Sinful Tunes and Spirituals: Black Folk Music to the Civil War. Urbana IL: University of Illinois Press, 1977, 430 p. (2003, 464 p.)

7 Cecelia Conway. African Banjo Echoes in Appalachia. A Study of Folk Traditions. Knoxville TN: The University of Tennessee Press, 1995, 394 p. [a complementary CD has been edited separetely by Smithsonian-Folkways, Washington DC, SF-CD-40079, 1998 : Black Banjo Songsters of North Carolina and Virginia, notes by C. Conway and Scott Odell, 33 p.]

8 Voyez aussi: Joe Ayers, Clarke Buehling, Bob Winans, Bob Flesher, Bob Carlin, Tony Trishka, Minstrel Banjo Styles. Rounder CD-0321, 1994 (produced by Bob Carlin); Tony Trischka, World Turning. Rounder CD-0294, 1995 (liner notes by Bob Carlin). On y ajoutera: Mike Seeger, Southern Banjo Sounds, Smithsonian-Folkways  CD-SFW-40107, 1998.

9 Un spécialiste de renommée internationale qui nous fit l’honneur, en octobre 2003, avec Daniel Jatta et Tom Paley, d’ouvrir  à Bruxelles l’exposition « Banjo! » au MIM. Rappelons qu’un concert de pré-ouverture avait été présenté par Mike Seeger en octobre 2002, ainsi qu’au Musée Royal de Mariemont. L’été suivant, Clarke Buehling sera invité au Festival des Midis-Minimes et de la « Brosella ».

10 Leurs collections sont illustrées dans: Phil Gura et James Bollman. America’s Instrument. The Banjo in the Nineteenth Century. The University of North Carolina Press: Chapel Hill and London, 1999, 303 p. Cette publication a accompagné l’exposition The Banjo: The People and the Sounds of America’s Folk Instrument, National Heritage Museum, Lexington, Masachussetts, 2003.

11 Cfr. Note 3; voir le Banjo Newsletter de novembre 2014:
banjonews.com/2014-11/the_baltimore_museums_banjo_in_baltimore_exhibit.html

12  https://banjogathering.weebly.com/2018-gathering.html

13  https://www.documentaries.org/the-banjo-project-stories-of-americas-instrument/

14  https://www.press.uillinois.edu/books/catalog/23cnd4ft9780252041945.html

15  Robert Winans, Chuck Levy, Pete Ross, George Gibson, Greg Adams et Tony Thomas.

16 Voir articles et commentaires dans les revues Banjo Newsletter et Old Time Herald.

17 L’équipe actuelle est composée de: James Bollaman, Peter Szego, Hank Schwartz, Greg Adams, Kristina Gaddy, Lilly Werbin.