(Manhattan, NY / 1930 — Newton, CT / 2023)
Gérard De Smaele
Juin 2025

Figure incontournable de la scène folk new yorkaise des années 1950 et 1960, Roger Sprung a joué à cette époque un grand rôle dans l’émergence du bluegrass au Nord-Est des États-Unis, ainsi que dans la modernisation et l’adaptation du style à d’autres musiques.
Photo : collection Gérard De Smaele1
Un pionnier à la croisée des chemins du grand ‘folk revival’
“Roger Sprung with his crackling banjo, and his string band, are continuing to surprise us with the variety of music they can make their own —from traditional Irish fiddle tunes to Broadway show tunes.
Here’s to him; long may he crackle ”
Pete Seeger
Bluegrass emerged fifty years after New Orleans’ hot music as mountaineers’ answer to jazz. It seems to me that Roger Sprung has taken a logical and exciting step of the two traditions by tastefully adding jazz instruments to the bluegrass ensemble and giving bluegrass an exciting city swing. A new sound has emerged. Let’s call it “Square-billy,” in honor of Washington Square where Dr. Sprung has reigned for many a long year.
Alan Lomax
Progressive Bluegrass, Vol. 3. Folkways Records FA 2472, 1965

À New York, le Washington Square est au cœur de Greenwich Village, qui deviendra l’épicentre du grand folk revival des années 1960, un mouvement de longue date en gestation, qui ne demandait qu’à éclore2.
Déjà bien avant 1958 et l’enregistrement de Tom Dooley par le Kingston Trio, ce lieu fut le dimanche après-midi le point de ralliement de musiciens et d’amateurs de folk music3. Roger Sprung le fréquente à partir de 1947 et s’y impose par la suite comme une figure incontournable, révélant autour de lui les secrets de la technique de jeu du bluegrass banjo de Earl Scruggs. On y croisera d’importantes personnalités du monde du banjo, telles que Pete Seeger, Tom Paley, Mike Seeger, John Cohen, Billy Faier, Eric Weissberg, Eric Darling, Bob Yellin, Winnie Winston, etc. Loin des états du Sud, l’american folk music, telle que révélée par ‘The Harry Smith’s Anthology’4, rencontrera aussi dans ce revival une nouvelle audience.
À New York — une ville d’avant-garde culturel —, elle sera fatalement confrontées à diverses influences urbaines, à commencer par celles du jazz. Cette ‘renaissance folklorique urbaine’ subira également l’influence d’une profonde vague de relecture de la musique traditionnelle du Sud des Appalaches.
Au carrefour de courants conservateurs et progressistes, se sentant libre de toute contrainte, Roger Sprung fut l’un des principaux protagonistes d’un banjo éclectique et novateur, annonciateur des élans créatifs de Bill Keith, de Tony Trischka, de Béla Fleck et de bien d’autres musiciens à venir.

Le premier volume de cette trilogie sera enregistré avec Doc Watson, fraîchement découvert par le musicologue Ralph Rinzler à Union Grove, Caroline du Nord, en 1960
En 1976, après 10 ans de pratique du cinq cordes, et après avoir découvert l’adresse de Roger Sprung dans les notes accompagnant les Progressive Bluegrass, je me suis décidé à partir le rejoindre pour quelques mois à New York et y suivre ses cours à la West 88th street. Entretemps, il m’emmènera dans les coulisses du Philadelphia Bluegrass and Old Time Music Festival où il me fit rencontrer quelques groupes et personnalités de premier plan : Ola Belle Reed, le Highwood String Band, avec Walt Koken et Mac Benford, le Delaware Water Gap, avec Hank Sapoznik, et Bob Carlin, Tex Logan (violoniste des Lilly Brothers), Ted Lundy, Del McCoury (fils spirituel de Bill Monroe)… Il connaissait aussi Kyle Creed et autres musiciens du cru, que je rencontrerai plus tard au festival de Union Grove, en Caroline du Nord5… J’y retournerai dans un tout autre contexte en 2002, et en 2003 lors de la réalisation du documentaire A Banjo Frolic (Frémeaux & Associés, FA 4020, 2010).6
Pour l’enregistrement de ses Progressive Bluegrass, Roger Sprung s’est entouré de personnalités notoires, telles que Jody Stecher, ou Doc Watson. Né en 1930, il avait fréquenté assidument , depuis 19477, les jams du Washington Square Park. Ce témoin de premières loges et acteur précoce du folk revival, avait côtoyé tout le gratin des revivalistes new yorkais. Il avait aussi enregistré Tom Dooley avec son groupe cinq ans avant le Kingston Trio. Avec sa version ‘grand public’, ce dernier connaîtra un retentissement historique qui mettra en branle le grand mouvement revivaliste. Sprung était aussi monté sur scène avec Bill Monroe, Don Reno, Sonny Osborne, Willie Nelson…, et avait côtoyé nombre de professionnels notoires de son temps : au Carnegie Hall et au Lincoln Center de New York, au Newport Folk Festival, au Bean Blossom Bluegrass Festival en Indiana …

Se mêlant au public et aux musiciens invités, jouant du matin au soir, Roger Sprung fut durant des années une sorte de ‘Monsieur Loyal’ de cet important festival.
Collection Gérard De Smaele
Après avoir absorbé le How to Play the Five-String Banjo de Pete Seeger8 et décortiqué la technique de jeu de Earl Scruggs — avant même la parution en 1968 de la méthode de ce dernier9 —, et avoir enseigné les secrets de ce style à un grand nombre d’élèves, Sprung sera un des principaux propagateurs du bluegrass banjo dans le Nord-Est des États-Unis. Puisant aux mêmes sources que Pete Seeger, il entreprit aussi d’innombrables incursions dans le Sud des Appalaches, pour y rencontrer Bascom Lamar Lunsford, Samantha Bumgarner, Obray Ramsey, Ernest Stoneman, Tommy Jarrell, Fred Cockerham, Frank George, Kyle Creed, ‘Mother’ Maybelle Carter… et deviendra de la sorte une personnalité incontournable du folk revival, remontant au Nord la mountain music, n’hésitant pas au passage à adapter les techniques de jeu traditionnelles du banjo à d’autres musiques entendues à New York. Vainqueur du banjo contest au festival de Union Grove et de Galax, sacré world champion, Sprung était par ailleurs proche de Paul Cadwell, faisant ainsi le lien entre le folk banjo et le classic style10. Banjoïste éclectique, Roger Sprung a exercé une indéniable influence sur ses contemporains et inspiré plus d’un musicien voulant sortir du cadre traditionnel de l’utilisation du banjo, posant, dans le sillage de Pete Seeger11, les premiers pavés des chemins qui mèneront plus tard au newgrass et à la new acoustic music.
Bien que régulièrement cité et mentionné dans la littérature spécialisée, il faudra cependant attendre 2011 pour lui rendre justice et qu’un article lui soit finalement consacré dans la revue Banjo Newsletter de mars 2011. banjonews.com/2011-03/roger_sprung_interview.html
En 2020, pour ses 90 ans, Roger Sprung sera intronisé au Hall of Fame de l’American Banjo Museum12, une distinction honorifique rendant hommage à sa contribution au monde du banjo à cinq cordes : www.facebook.com/watch/?v=1909515482541105


Roger Sprung a beaucoup enregistré sous le label Folkways Records, notamment avec Doc Watson et Jean Ritchie. Dans son imposante discographie on le retrouve accompagnant d’autres artistes ou partageant la tracklist avec eux : Doc Watson, Jean Ritchie, Earl Scruggs, Pete Seeger, Woody Guthrie, Leadbelly…13


Gérard De Smaele
Juin 2025
www.desmaele5str.be
Notes de fin
- Photo tirée de Banjo à cinq cordes (Bruxelles : Musée Instrumental, 1984).
Des ‘Scruggs tuners’ à cames de sa fabrication, identiques à ceux montés sur le cheviller du Gibson Mastertone, flathead tone ring, présent ci-dessus — un assemblage d’éléments originaux provenant de 3 banjos anciens —, ont été déposés au MiM en 2011-2012. Roger Sprung les utilisait en conjonction avec quatre ‘Keith tuners’. Voir par exemple Buck Stumble sur Progressive Bluegrass, Vol. 3 (1965). www.desmaele5str.be/pdf/archives/FiveStringBanjo.pdf - Robert Cantwell. When We Were Good: The Folk Revival. Cambridge, MA, London: Harvard University Press, 1996, 412 p.
- Stephen Petrus, Ronald D. Cohen. Folk City: New York and the American Folk Music Revival. New York, NY: Oxford University Press, 2015, 320 p. [catalogue de l’exposition éponyme, au Museum of the City of New York]
- Harry Smith. Anthology of American Folk Music. Smithsonian-Folkways FA 2951, FA 2952, FA 2953, 1952/1997. folkways-media.si.edu/docs/folkways/artwork/SFW40090.pdf
- Pour la suite de cette aventure personnelle, voir : Gérard De Smaele. Banjo à cinq cordes. Projet d’inventaire de la collection. 2024. www.desmaele5str.be/collection/Collection-GDS.pdf
Voir : The 37th Old-Time Fiddlers Convention at Union Grove, North Carolina. Folkways records FA 2434, 1962; Galax, Virginia Old Fiddlers’ Convention. Folkways Records 2435, 1964. - La Belgique n’est certes pas une terre de banjo. Il reste seulement à faire remarquer qu’en s’éloignant des sources, la signification profonde du banjo à cinq cordes risque fort de se retrouver dévoyée. De fait, un public ignorant les racines réelle de cette musique tombe trop facilement dans la mystification. En plus de la barrière de la langue, quantités de recherches ont été publiées sur le sujet (Alan Lomax, Dena Epstein, Robert Winans, Cecelia Conway, Elias Kaufman, James Bollman, Peter Szego, Philip Gura, Laurent Dubois, Kristina Gaddy, Stefen Wade…) — voir A Five-String Banjo Sourcebook, L’Harmattan, 2024 —, sans nécessairement nous parvenir. Du XVIIe siècle à nos jours, l’histoire du banjo s’inscrit également dans celle plus large de la musique populaire contemporaine, celle d’un objet transculturel, connectant des sociétés et des imaginaires. Cette histoire se révèle à la fois particulière et globale. Sans oublier que cet instrument est également un vecteur de relations sociales et politiques, un symbole puissant d’appartenance collective et un témoin vivant des rencontres entre des sociétés. La diversité de son utilisation invite à découvrir les liens qui unissent chaque domaine d’interprétation de son répertoire.
‘Voici le banjo !’ : archive.org/details/voici-le-banjo/mode/1up
Le grand folk revival de l’après-guerre verra renaître, dans un nouveau contexte culturel, un grand intérêt pour le banjo à cinq cordes. Son évolution stylistique donnera finalement naissance à une ‘nouvelle musique acoustique’, qui bien que toujours respectueuse de ses sources traditionnelles, s’aventurera — à l’instar par exemple de Roger Sprung — sur les voies du jazz et de l’improvisation. Cette évolution confère au banjo moderne — comme ce fut le cas au 19e siècle pour le banjo dit ‘classique’ — un statut d’instrument à part entière, capable de tout jouer, libéré de contraintes strictes qui en limiteraient l’utilisation. - Il est à rappeler que le grand folk revival ne sera déclenché que bien plus tard.
- La première édition, miméographiée, tirée à 100 exemplaires, sortira en 1948. Elle sera suivie d’une seconde édition en 1952, ainsi que d’un disque de démonstration, et avant l’heure, d’un film film didactique (Folkways Records FI 8303, 1954 ; Smithsonian/Folkways SGR-BJ21-DVD, 1991). Mis à jour en 1962, cet ouvrage fondamental reste toujours disponible et d’actualité.
- Earl Scruggs, Bill Keith, Burt Brent. Earl Scruggs and the Five-String Banjo, New York, NY: Peer International, 1968, 156 p. Roger Sprung’s Play Along Instruction Record For The Five String Banjo, Bluegrass Style (Showcase Records — R-1) date de 1970.
- Gérard De Smaele. Gérard De Smaele. The Wayne Adams ‘Old Classic’ Banjo Collection (1897-1952). Vincennes : Frémeaux & Associés, 2022. www.desmaele5str.be/pdf/Old_Classic_Banjo_French.pdf
Précisons que Paul Cadwell (1889-1986) a été élève de Fred van Eps (1878-1960). Membre de la première heure de l’American Banjo Fraternity. Sprung y a rencontré Cadwell et l’a ensuite attiré au Philadelphia Bluegrass and Old Time Festival mentionné ci-dessus, le mettant ainsi en contact avec la scène du grand folk revival. - Voir : Pete Seeger. The Goofin-Off Suite. Folkways Records FA 2045, 1955.
- Gérard De Smaele. « The American Banjo Museum’ à Oklahoma City”. Cinq Planètes, 2025. www.desmaele5str.be/pdf/archives/The-American-Banjo-Museum.pdf
- On trouvera plus de détails sur : www.discogs.com/fr/search?q=roger+Sprung&type=all