Or donc, le petit mais déjà ancien label néerlandais Pan Records, étroitement lié au folk-club De Dansende Beer, décida de publier en cd des enregistrements de concerts des années 70 et 80, notamment celui du Grand Rouge en octobre 1979, qui est d’excellente qualité technique et musicale. Comment, vous ne connaissez pas le Grand Rouge ? Un ancêtre de Mes Souliers Sont Rouges, suggérez-vous ? Non, pas vraiment, bien que … Ou alors, un groupe admirateur de Mao, promoteur d’une révolution culturelle adoucie à la mode folk ? Non plus … Foin de suspense, lisez donc ci-dessous l’histoire de quatre jeunes musiciens qui devinrent soudain collecteurs, avant d’être reconnus comme des “pointures” du folk français.

Marc Bauduin

 

Les débuts

Tout part du folk-club de La Chanterelle à Lyon, deuxième folk-club français créé après celui du Bourdon parisien. Ce lieu bien organisé (une scène ouverte par semaine) et créatif fut fondé en 1972 par Jean Blanchard (un des premiers du club à collecter des violoneux en Corrèze, alors qu’il était prof à Egletons) – et ce club existe encore ! (voir chanterelle.lyon.free.fr/) Il était initialement tourné vers la diffusion musicale, privilégiant les animations locales et les collectages avant d’organiser des bals, stages et ateliers de bourrées, et plus tard est devenu surtout une association de danses (contredanses anglaises, rondes balkaniques, polskas).

1972, c’est l’année où Le mensuel français Rock & Folk, qui avait dans ses dernières pages une rubrique « Les fous du folk » par Jacques Vassal, publia une lettre ouverte de Pete Seeger, qui demandait à la jeunesse du monde entier de ne pas se laisser «coca-coloniser» et de redécouvrir son propre patrimoine musical. En substance : « Arrêtez de copier le folk américain ! »

C’est en 1974 que naît à la Chanterelle le collectif musical « Le Grand Rouge », groupe de musique populaire d’une quinzaine de musiciens qui intervient d’abord surtout dans les fêtes de village et les animations de rue.

Le nom du groupe est le surnom d’un musicien traditionnel du Centre France. En 1976, le groupe professionnel Le Grand Rouge se forme avec Olivier Durif (violon, accordéon, chant), Eric Montbel (cabrette, flûte, épinette, laud, chant), Pierre Imbert (vielle à roue, mandoline, guitare portugaise, chant) et l’ex-Claque Galoche Christian Oller (violon, épinette, guitare, chant)

Le groupe, qui se produisait en formule concert+bal , choisissait par exemple dans les chansons traditionnelles des textes antimilitaristes, des chansons de déserteur, … et a donc beaucoup joué au début dans des fêtes politiques, des soirées de lutte contre la centrale nucléaire de Malville avec un clown antinucléaire, une soirée de soutien aux paysans du Larzac contre l’extension d’un camp militaire …

Collectage

Les quatre musiciens se sont ensuite démarqués des autres groupes de par leur répertoire original, provenant des collectages. Ces collectages ont démarré notamment suite à l’écoute de Jean Chastagnol, qualifié dans les publications de « dernier violoneux » (on y croyait). Mais un jour un ami corrézien nous a dit « Mais à côté de chez moi, il y a un violoneux » – la semaine suivante, les musiciens du Grand Rouge prenaient la route !

Ainsi ont démarré les premières campagnes intensives de collecte en Corrèze et en Auvergne. Au départ, il s’agissait simplement de trouver des airs originaux pour le répertoire du groupe, mais les musiciens ont été plus que surpris par l’ampleur de ce qu’ils ont trouvé. Car à leur grande surprise il ne subsistait pas un ou deux violoneux par-ci, par-là, mais des dizaines qui n’avaient jamais été visités ni enregistrés, ayant chacun des airs inédits, et vu l’âge des personnes rencontrées il ne fallait pas traîner, sinon ils allaient « crever en silence ». Donc les campagnes sont devenues systématiques sur plusieurs années.

Pour le violon, par exemple Jean Pierre Champeval ( aujourd’hui luthier de violon à Liège ) qui habitait à Egletons recueillait souvent des adresses dans la pharmacie où il travaillait, en demandant simplement si les gens avaient des vieux violons chez eux. Et ensuite pendant des journées entières on passait dans tous les villages et fermes pour vérifier cela avec Jean-Michel Ponty.

« On a été quasi submergés par tout cela, d‘où l’idée ensuite de se regrouper avec d’autres pour faire des publications. C’est là qu’est née l’association Les Musiciens Routiniers » (de routine, car les airs sont appris d’oreille)

Une dizaine de disques ont été édités. Tous se retrouvent entre autres au Crmt limousin.

La suite, vue globalement

Plus généralement, notons que le Poitou et la Bretagne, ayant une identité régionale plus forte, ont vu les recherches commencer chez eux beaucoup plus tôt, et de façon plus globale, incluant aussi la langue. L’UPCP (Union Pour la Culture Populaire en Poitou-Charentes et Vendée, créée en 1969 à Parthenay) et la bretonne Dastum (créée en 1972, aujourd’hui plus de 120.000 documents enregistrés) étaient déjà de grosses organisations structurées.

En 1981, la MJC de Ris-Orangis a organisé une rencontre nationale des collecteurs. Jack Lang, ministre de la Culture, et son directeur des musiques M. Fleuret, ont reconnu l’importance des musiques traditionnelles (ainsi que du jazz et des musiques improvisées).

C’est le groupement d’associations comme les Musiciens Routiniers avec de grosses structures comme Dastum et l’UPCP qui a permis cette reconnaissance par l’état français, qui a débouché entre autres sur la création des centres de musiques traditionnelles en région. Une autre conséquence fut la création du diplôme d’état en musique traditionnelle (que Christian Oller a obtenu en 1989, et qui permet d’être prof de musique traditionnelle dans les académies – appelées en France « conservatoires »), et plus tard du diplôme d’état de chef de département en musique traditionnelle. Grâce à cela, de nombreux jeunes apprennent aujourd’hui l’accordéon diatonique, le violon, la cornemuse … dans les régions.

Tout cela ne serait jamais arrivé sans les recherches de terrain.

A noter aussi qu’en 1985, des musiciens, collecteurs et chercheurs créent la FAMT qui changera son nom plus tard en FAMDT (fédération des associations de musiques et danses traditionnelles), et qui regroupe actuellement plus de 130 associations.

Et depuis 2011, le portail du patrimoine oral, une grande bibliothèque numérique, donne accès via le site de la FAMDT à de très nombreuses archives sonores et audiovisuelles (musiques, chants, contes, récits …), stockées cependant dans un format certes scientifique mais assez peu convivial. Les collectes s’y déposent petit à petit.

Bref : « Il y a beaucoup de structures, beaucoup d’adhérents, ça vit, ça se renouvelle … mais personne n’en parle dans les media ! »

Les 33 tours – du début à la fin

Un premier LP « Le Grand Rouge » (Cezame CEZ1029) sort déjà en 76. On y trouve une intéressante « mazurka du chaix » qui marque bien le 1er temps dans la phrase A et le 2ème temps dans la phrase B ; on y relève des retards et de subtils changements rythmiques.
Quelques chansons font entendre une voix calme, bien posée, au timbre chaud, avec un accompagnement souvent sobre. Notons aussi une suite de bourrées d’intensité croissante où excellent la vielle et la cornemuse. La diversité des instruments et des arrangements surprend agréablement. Quant au violon, seul ou en duo, il apparaît avec le timbre familier du crin-crin populaire. Les danses sont limitées aux régions du Centre et de la Haute-Loire. C’est un succès: le groupe tourne beaucoup dans la région lyonnaise, arrête de faire du bal et se produit dans les festivals en France et en Europe, fait une tournée à Cuba …

Le second album « Traverser du pays » (Hexagone 883025), paru en 1979, apparaît plus perfectionné. Il contient quelques compositions et de nombreux airs traditionnels de Corrèze, Auvergne et Limousin. On y trouve de très beaux choeurs, par exemple dans « Ni soleil ni lune ». Enfin, des musiciens traditionnels de Corrèze et de Toulouse y participent (piste de collectage en fin de disque).

Fin 79 voit un changement de personnel : Christian Oller quitte, et Jean-Pierre Champeval et Jean-Michel Ponty arrivent, faisant évoluer radicalement le style qui devient plus « créatif », moins traditionnel, et qui va influencer durablement la musique du Centre-France. Fin 81, le groupe se sépare.

La suite pour les membres fondateurs du Grand Rouge

Guy Bertrand chanteur occitan, rejoindra Eric Montbel, Pierre Imbert et Christian Oller pour fonder Lo Jai qui fera de belles tournées durant plusieurs années, notamment 250 concerts aux USA.

Olivier Durif a été directeur du Crmt limousin, Eric Montbel co-directeur du Cmtra, Pierre Imbert est décédé, Christian Oller propose surtout des spectacles ciné-concerts et une collaboration avec la danse contemporaine. Eric Montbel est musicologue à la faculté d’Aix et joue dans diverses créations. Olivier Durif a un duo de violon avec Jean-Pierre Champeval.

Conclusion de Christian Oller : « Il est très gratifiant pour nous de voir que notre travail de recherche sur le répertoire de violon par exemple, est joué par des dizaines de jeunes musiciens qui parfois même les jouent sans savoir d’où cela vient. On pense qu’on est passés de peu à côté de l’oubli. Toutes ces mélodies, ces styles de jeu seraient passés à la trappe sans le travail de quelques musiciens passionnés. Il y aura encore des publications de ces collectes autour de violoneux et des chanteuses d’Ardèche en 2020. L’histoire continue. »

Sites :

La Chanterelle : chanterelle.lyon.free.fr/
FAMDT : www.famdt.com
UPCP-Métive : www.metive.org
Dastum : www.dastum.net

Sources :

Wikipedia, l’Escargot et Christian Oller qui a revu, complété et corrigé le texte.
Voir aussi « Le mouvement folk en France (1964 – 1981) » de Valérie Rouvière dans le cadre de sa maîtrise d’histoire
culturelle contemporaine (2002)

 

(article paru dans Le Canard Folk de septembre 2020)